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Les origines du design

Une majorité des histoires du design situent les débuts de la discipline au moment de la révolution industrielle. L’utilisation massive de la machine, l’automatisation et sa contrepartie, la standardisation modifient considérablement les modes de production et de consommation et font émerger des questions qui n’avaient jusque là pas lieu d’être.

Ce repère, largement partagé, est cependant discutable, car on peut aussi dire que le « design » (au sens de conception) existait bien avant la révolution industrielle et même depuis que les hommes ont fabriqué leurs premiers outils.

La plupart des historiens font remonter la naissance du design au moment de la révolution industrielle :

Nikolaus Pevsner, Les sources de l’architecture moderne et du design, 1936
Stéphane Laurent, Chronologie du design, 1999 (commence en 1740)
Jocelyn de Noblet, Introduction à l’histoire de l’évolution des formes industrielles de 1920 à aujourd’hui, 1974.
Alexandra Midal, Design, introduction à l’histoire d’une discipline, 2009.

« La date de naissance du design communément admise tourne autour de l’Exposition universelle de 1851, la première grande manifestation industrielle et technique du XIX<sup>e</sup> siècle, en pleine époque victorienne. (…) Pour la première fois, une association des arts, des sciences et de l’industrie est envisagée sérieusement. En ce sens, on considère par convention que les débuts du design sont l’expression d’une réorganisation des forces en présence entre les beaux-arts et les arts décoratifs dans le contexte inédit de la révolution industrielle et qu’il s’agit d’une réaction à l’émergence du nouveau mode de production et d’organisation qu’elle a induit. » (p.18).

D’autres distinguent explicitement la naissance du design et la naissance de l’idée de design

Bernard Stiegler, « Quand s’usent les usages, un design de la responsabilité ? », entretien avec Catherine Geel, Azimuts n°24, 2004.

« Je pense que la question du design n’advient qu’à partir du moment où l’on décide de faire des objets nouveaux qui ne sont pas reçus de la tradition et de les socialiser. Pendant des centaines de milliers d’années, l’homme a fait des objets sans décider de les faire. Il était pris dans des mécanismes traditionnels et quasiment inconscients de production d’objets, sur lesquels il n’avait pas de réflexion explicite et thématique quant à leur évolution d’ensemble et quant à leur pratique (les objets étaient les productions et les supports de pratiques de singularités). Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait aucune réflexion. Un artisan qui travaille un objet réfléchit, mais dans les limites d’un concept qu’il reçoit d’une tradition. Les pratiques s’inventaient au fil du temps : elles n’étaient pas prescrites par des modes d’emploi ou des campagnes publicitaires, elles-mêmes préparées par des études de marketing. À partir de la Révolution industrielle, avec l’apparition quotidienne d’objets nouveaux sur le marché, se pose le problème de leur socialisation, c’est-à-dire de leur adoption par ce que l’on n’appelle pas encore « le client ». Ce n’est cependant pas encore le design, mais on parle assez tôt d’art industriel, comme le fait dire Flaubert au sieur Arnoux de L’Éducation sentimentale. Ce n’est qu’à partir du XXe siècle que l’on va véritablement raisonner en termes de design et instruire une réflexion systématique sur l’objet, sur son esthétique fonctionnelle et sur son esthétique figurative, pour reprendre deux concepts de Leroi-Gourhan. »

Stéphane Vial, Court traité du design, 2010

« Ainsi, contrairement à ce que beaucoup d’auteurs ont écrit [l’auteur cite en note Danielle Quarante, Éléments de design industriel, 1984], le design ne naît pas avec l’industrie. L’aventure et les conséquences du Werkbund le montrent bien : le design naît avec l’assomption de l’industrie, c’est-à-dire à partir du moment où les artistes, architectes, artisans, cessant de la rejeter, décident d’assumer la production industrielle et de travailler, non plus contre elle et à cause d’elle, mais avec elle et grâce à elle.
(…)
Née en Angleterre au milieu du XIXe siècle, l’idée du design s’invente donc en Allemagne au milieu du XXe et se réalise pleinement aux États-Unis, avant de se réexporter dans toute l’Europe.» (p. 27 et 28).

D’autres se posent la question, comme Raymond Guidot ou Ettore Sottsass, d’autres encore, le regrettent, comme Andrea Branzi (Qu’est-ce que le design ?, Gründ, 2009),

« L’histoire du design elle-même est toujours restreinte à ce qu’on appelle le design industriel, c’est-à-dire cette activité particulière de création et de production née dans le contexte de la révolution industrielle, et caractérisée par la production en série et l’utilisation de technologies avancées. L’histoire du design commencerait donc au cours du XXe siècle et exclurait totalement les trois millénaires antérieurs. […] En séparant l’histoire du design et l’histoire (bien plus ancienne) des objets, on sépare aussi les évènements de l’histoire qui les a précédés, asséchant ainsi les composantes anthropologiques et les traditions qui sont le plancton au milieu duquel évoluaient les objets anciens et qui constitue le liquide amniotique dans lequel les objets contemporains se forment et ancrent leur indiscutable capacité d’attraction sur tous les marchés du monde. » (p. 10)

[texte complet]

d’autres enfin affirment qu’il faut remonter bien au delà comme Victor Margolin

On peut noter cependant, que même quand le repère de la révolution industrielle est partagé, tous les auteurs n’ont pas exactement la même interprétation des faits.

Un autre aspect important des origines du design est aussi celui de sa géographie. Le design est en effet souvent envisagé quasi exclusivement comme un phénomène occidental. Victor Margolin, dans son Introduction à l’Histoire Mondiale du Design, tend à corriger cette approche.

On pourrait dire que le design en tant que processus de conception existe depuis que l’homme fabrique des objets mais que c’est au moment de la révolution industrielle que se forme sa pensée, s’énoncent ses principes et sa définition (cf. Bernard Stiegler).

Ou, et pour simplifier encore plus, la révolution industrielle serait le marqueur historique qui distingue la fabrication d’objets du design dit « industriel », distinction qui perdure aujourd’hui dans les pratiques, les approches et les enseignements.

Cette question n’est pas qu’une question historiographique car pencher pour l’une ou l’autre des hypothèses induit des approches différentes du design, même si aucun de ces auteurs n’est cependant entièrement rallié à l’une ou l’autre de ces hypothèses.

Une autre solution pour résoudre la question des origines du design serait de dire que le design apparaît avec le mot qui le désigne.

Mais là encore, c’est un peu compliqué, parce que le terme, qui est commun à plusieurs langues, n’a pas exactement le même sens dans ces langues et que son étymologie et son usage varient considérablement dans le temps, et dans l’espace.

Le mot a un sens beaucoup plus étendu en anglais qu’en français par exemple (il est l’attribut d’un meuble ou d’un vêtement, le plan et la conception d’une chose, le style ou l’esthétique d’une chose, un dessin ou un croquis d’étude, un motif décoratif, et enfin l’intention — le dessein — de faire quelque chose).

Bref, sa traduction en français donne souvent le mot « conception » ou « concevoir », ce qui ôte au mot son sens étymologique premier qu’il a conservé en anglais.

Le mot design vient du latin « designare » (marquer d’un signe, dessiner) — que l’on retrouve en français dans le verbe « désigner ».

Giorgio Vasari (1511-1574) Le dessin, père des trois arts :

Pour percevoir l’importance du dessin à la Renaissance et sa signification, la lecture de l’ouvrage de Giorgio Vasari, artiste, collectionneur et historien, les Vite de’piu eccellenti Pittori, Scultori ed Architettori édité en 1550, puis une seconde fois en 1568, est riche d’enseignement. Vasari écrit au sujet du dessin qu’il qualifie de “père de nos trois arts” : “Celui-ci est comme la forme ou idée de tous les objets de la nature, toujours originale dans ses mesures […]. De cette appréhension se forme un concept, une raison engendrée dans l’esprit par l’objet, dont l’expression manuelle se nomme dessin”. Et plus loin : “Celui qui maîtrise la ligne atteindra la perfection en chacun de ces arts […]”. Pour Vasari, le dessin sert de lien entre les trois arts majeurs, et c’est par lui que l’artiste visualise une idée. Le terme italien disegno qui signifie à la fois dessin et projet, ne se traduit en français que par dessin. Dans ce sens, le terme français correspondant serait plutôt dessein. La langue anglaise, plus précise ici, utilise deux termes différents, drawing et design. (Source)

Il est devenu « desseing » en français, « disegno » et italien et « design » en anglais.
Les deux dernières langues ont conservé dans ce même mot les sens croisés de « dessin » et « dessein », l’acte de projeter et celui de donner forme. Pas le français, qui a séparé les deux notions au XVIIe siècle. Alors que l’anglais et l’italien avaient gardé le mot design, le français a utilisé des tas d’autres mots pour essayer de dire la même chose : « arts industriels », « arts appliqués », « esthétique industrielle », jusqu’au magnifique « stylique » de 1994. En réalité, le terme est couramment utilisé en français depuis les années 60, mais son usage laisse prévaloir l’idée du style et de l’apparence esthétique sur celle de la conception, ce qui entraîne bien des incompréhensions sur la pratique et l’enseignement du design.


Tous les historiens et théoriciens du design s’accordent sur cette version de l’histoire, seul Vilèm Flusser fait entendre une voix dissidente sur le sujet dans le premier chapitre de sa Petite Philosophie du Design (2002).

« En anglais, ce mot est tout à la fois un substantif et un verbe — détail qui caractérise bien, de façon générale, l’esprit de la langue anglaise. En tant que substantif, il signifie entre autres choses ‘projet, plan, dessine, intention, objectif », mais aussi « mauvaise intention, conspiration », ainsi que « forme, configuration, structure fondamentale », toutes ces significations et d’autres encore étant liées aux idées de « ruse » et de « perfidie ». En tant que verbe — to design — il veut dire notamment « manigancer, simuler, ébaucher, esquisser, donner forme », et « procéder de façon stratégique ». Ce mot vient du latin ; il contient le substantif signum, le signe, dont la très lointaine racine est aussi celle de l’allemand Zeichen. Selon l’étymologie, to design veut donc dire « dé-signer » quelque chose : lui ôter son « signe ». (p.7)

Hormis les circonvolutions françaises, on se retrouve dans le même état de statut quo que précédemment : le mot est bien antérieur à la révolution industrielle, mais son sens (en anglais) se modifie à ce moment là.

Il resterait une troisième partie à traiter dans cette introduction, celle de la définition du design. parce qu’il est normalement d’usage de dire de quoi on fait l’histoire et quelles pratiques on théorise.

Cette troisième partie n’aura pas lieu. Pour deux raisons :

  • la première est qu’aucune définition ne fait consensus et qu’il existe autant de définitions valables du design que de versions données par ceux qui auront pris la peine d’en formuler une (linguistes, designers, théoriciens, historiens, philosophes…) ;
  • la seconde est que le design se satisfait très bien de son indéfinition, la revendique comme une richesse qui lui permet sans cesse de se repenser.

« L’indéfinition, somme toute, ce n’est pas inintéressant même si c’est plus complexe à envisager et à penser. Si l’on n’accepte pas cette indéfinition, l’on passe son temps à reposer les possibles définitions du design, exercices auxquels se livrent tous les ouvrages sur le design, qui au départ tentent à chaque fois d’en donner une définition. »
Catherine Geel,« Autour des enjeux de la qualification du design.», Mode de recherche, (14), 2010, p.23‐31.

Même si le design existait avant sans se dire, la révolution industrielle lui a donné le contexte idéologique, économique et technique pour se trouver un nom et une raison d’être.

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