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Claude Schnaidt, À propos du fonctionnalisme, 1971

Texte extrait de Jocelyn de Noblet, Design. Introduction à l'histoire de l'évolution des formes industrielles de 1820 à aujourd'hui, Stock chêne, 1974.

Claude Schnaidt, architecte, enseignant-chercheur et militant communiste, est un ancien élève de l'École d'Ulm où il a ensuite été professeur puis vice-recteur en 1967 et 1968.
Au moment où il écrit cet article, il est directeur de l'Institut de l'Environnement.
L’institut de l’environnement (environnement signifie ici "cadre de vie") est une école française née en 1969 de l’opportunité crée par la fermeture de l’école d’Ulm. Envisagée comme un « Bauhaus à la française », ses enseignements reposent sur une pédagogie alternative et réunit, pendant sa courte existence mouvementée et controversée (elle ferme en 1971), de grandes figures de l’histoire du design parmi lesquelles Claude Schnaidt, Manfred Eisenbeis, Roger Ballon, Jean Prouvé, Henri Lefebvre, Abraham Moles, les membres du groupe Archizoom, Mario Bellini, Ettore Sottsass...

Le bâtiment de l’institut de l’environnement construit par Robert Joly et Jean Prouvé en 1969, sur le même terrain que l’ENSAD. Il est détruit en 1994.

Tony Côme lui consacré un ouvrage paru en 2017 aux éditions B42, L’institut de l’environnement : une école décloisonnée.
Note de lecture de la revue Critique d'Art de Lilian Froger
Jeanne Quéheillard, "L'Institut de l'Environnement", ROSA B, 5° numéro
Catherine Valogne, "un suisse venu d'Ulm enseigne aux français la manière de vivre en société", Habitation : revue trimestrielle de la section romande de l'Association Suisse pour l'Habitat, 1970. 


« Beaucoup de bruits courent sur le compte de l’Institut de l’Environnement. Certains sont sans importance et nous réagissons en conséquence lorsqu’ils nous reviennent. D’autres ne nous laissent pas indifférents parce qu’ils nous engagent à nous situer avec plus de précision. Parmi ceux-ci, il en est un qui suscite des controverses au sein même de notre maison : “L’Institut aurait une conception fonctionnaliste de l’environnement.” Cette affirmation est indissociable de la relance d’une querelle que d’aucuns auraient voulu voir enterrée depuis longtemps. On assiste, en effet, depuis quelques années, à une offensive généralisée contre le fonctionnalisme qui est volontiers désigné comme le responsable de tous les maux de l’environnement. Cette campagne serait salutaire si elle s’appuyait sur une connaissance approfondie du sujet et si elle était moins empreinte d’opportunité conjoncturelle.
Or, ce n’est malheureusement pas le cas.
Une des insuffisances de la critique contemporaine du fonctionnalisme réside dans sa répugnance à aller au delà de l’apparence des choses. Hans Schmitd a montré dans un article récent comment certains critiques en vogue se contentent d’une image simplifiée du fonctionnalisme qui les conduit à attribuer à l’architecture nouvelle une doctrine esthétique et formelle précise. “Une tendance dans ce sens a effectivement existé. Lors de l’assemblée constituante des Congrès Internationaux d’Architecture Moderne à La Sarraz (1928), il y eu discussion entre la majorité des participants et Le Corbusier, qui voulait obtenir un engagement formel sur les “cinq points d’une architecture nouvelle” qu’il avait formulés. Mais l’assemblée refusa cet engagement, élabora et accepta à la place le texte connu sous l’appellation de “déclaration de La Sarraz”. Cette déclaration en quatre points (économie générale, urbanisme, l’architecture et l’opinion, l’architecture et l’État) prouve clairement que l’on ne s’était pas fixé une doctrine esthétique précise… Des quatre-vingt-quinze articles de la Charte d’Athènes (fruit du IVè congrès des CIAM en 1933. Trad.), un seul a trait à la forme architecturale : c’est l’article 70 qui refuse l’emploi de styles du passé sous prétexte d’esthétique, dans les constructions neuves érigées dans les zones historiques. Au reste, on cherchera en vain, dans les documents cités, des préceptes dans le sens d’une tendance esthétique.” Hans Schmitd, qui participa activement aux travaux des CIAM, insiste sur le fait que les architectes groupés autour de l’étendard de l’architecture nouvelle avaient des idées fort divergentes sur l’aspect esthétique de cette architecture, mais qu’ils étaient tous d’accord sur un point : le renouvellement devait partir de bases sociales et technico-économiques. C’est précisément ce point que les néo-adversaires du fonctionnalisme négligent trop souvent et sur lequel nous aimerions voir se développer des études qui nous permettraient de sortir des polémiques stériles. Toujours dans le même article, Hans Schmidt met le doigt sur la raison de cette négligence : “Une méthode d’approche insuffisante qui consiste à concevoir l’architecture uniquement comme un phénomène idéologique.” Méthode du siècle dernier qui renaît de ses cendres depuis que ceux dont les préoccupations majeures étaient d’ordre esthétique ont découvert la sujétion politique de l’architecte. Ce phénomène, dû à la dégradation du statut social de l’architecte, qui l’entraîne à souhaiter dans l’immédiat une réforme globale de la société et à s’en remettre aux non-architectes pour obtenir des lumières sur son destin, suscite toute une phraséologie selon laquelle l’architecture ne serait qu’une conséquence mineure de la politique, du droit, de la philosophie, de la morale, c’est-à-dire de la superstructure idéologique. On en arrive ainsi à oublier que l’architecture est aussi une activité productrice de biens matériels, que, de ce point de vue, elle est une réalité objective existant indépendamment de la conscience des hommes. Cette récession surprenante de la pensée architecturale, sous-produit d’un réveil pourtant prometteur des architectes, explique la suspicion jetée sur un mouvement qui se proposait de repenser l’architecture à partir de ses bases matérielles. Les circonstances historiques dans lesquelles s’est développé le mouvement fonctionnaliste n’ont guère contribué à ce que s’instaure un débat serein sur les questions qu’il soulevait. Jusque vers 1920, les règles d’adéquation de la forme à la fonction, énoncées par Greenough, Labrouste, Viollet-le-Duc, Sullivan, Loos ou Lethaby, étaient restées des formules platoniques en matière d’architecture. À partir de cette époque, elles constituèrent la base d’une véritable méthode de l’action. Que s’était-il passé ? Les nouvelles industries de l’acier, du ciment, du verre, des enduits, des appareils sanitaires, se concentraient dans d’immenses trusts et commençaient une lutte sans merci contre les fournisseurs et artisans du bâtiment traditionnel pour conquérir leurs marchés. Les travailleurs s’organisaient et, par l’intermédiaire des syndicats, des coopératives, des communes, passaient des commandes pour des colonies d’habitations, des équipements sociaux. Le développement de la conjoncture exigeait la construction de nouvelles fabriques, de nouveaux édifices commerciaux et administratifs. Dans la maison, l’énergie mécanique devait pallier la disparition rapide de la domesticité et répondre aux exigences de confort issu du rendement accru demandé aux hommes. La maison, qui depuis toujours s’était limitée au rôle passif de protection contre les agents extérieurs, devait dorénavant servir à l’habitant. Elle devenait active et s’assimilait à une machine. Face à l’ampleur des tâches et à la nécessité de réduire le coût de la construction, on s’interrogeait sur la possibilité d’appliquer au bâtiment les méthodes industrielles de production en série.
Mais l’introduction de nouveaux matériaux et de nouveaux procédés de construction, ainsi que la satisfaction de nouveaux besoins se heurtaient aux formes héritées du passé. Ces formes survivaient avec acharnement car elles fournissaient un décor nécessaire au maintien des privilèges des fractions conservatrices et décadentes de la société. Elles étaient empruntées à l’architecture des “grandes époques” dans le but de situer le rang d’un personnage, de singulariser un groupe, de souligner la hiérarchie sociale. Ce pouvoir idéologique de l’architecture, assez puissant pour bloquer le développement technique et étouffer l’utilité pratique de la construction, apparaissait comme l’obstacle essentiel à abattre. Pour ouvrir la voie du progrès, il fallait à tout prix retrouver les fonctions primordiales, techniques, économiques de l’architecture. Tout ce qui n’avait pas pour l’œuvre une utilité incontestable et directe devait être éliminé. La rationalité devait remplacer l’arbitraire. La forme de devait plus être conçue a priori, mais résulter de la fonction, du matériau et de sa mise en œuvre.
Le manifeste “Construire”, lancé en 1928 par Hannes Meyer dans la revue du Bauhaus, résume le fond du programme fonctionnaliste :
“Toute chose en ce monde est le produit de la formule : fonction X économie. Ces choses ne sont pas des œuvres d’art : tout art est composition et par conséquent antifonctionnel. Toute vie est fonction et par conséquent non artistique. L’idée de la “composition d’un port” ? Risible. Mais comment conçoit-on un plan d’urbanisme ? Ou le plan d’un logement ? Composition ou fonction ? Art ou vie ?
Construire est un processus biologique. Construire n’est pas un processus esthétique. La maison nouvelle n’est pas qu’une machine à habiter, elle devient un dispositif biologique répondant aux besoins spirituels et matériels. L’époque moderne met à la disposition de l’architecture nouvelle de nouveaux matériaux… Nous organisons ces matériaux en un tout construit d’après des principes d’économie. Ainsi la forme, la structure, la couleur du matériau et de la texture de la surface sont déterminées automatiquement par la vie. (Le bien-être et le prestige ne sont pas les aspects majeurs de la construction. Le bien-être tient au cœur de l’homme et non aux murs de la pièce. Le prestige se manifeste dans l’attitude du maître de maison et non pas dans son tapis persan.)
L’architecture comme “expression des émotions de l’artiste” ne se justifie pas. Voir dans l’architecture “le maintien de la tradition”, c’est se laisser porter par le courant de l’histoire. Mais penser l’architecture en termes fonctionnels et biologiques, y voir une façon d’exprimer le processus vital, conduit logiquement à la construction pure : ces formes construites n’ont pas de patrie, elles sont l’expression d’un courant international de la pensée constructive. Une des qualités de notre époque est d’être internationale. La construction pure est à la base du nouveau monde des formes.
1. Vie sexuelle
2. Sommeil
3. Animaux domestiques
4. Jardinage
5. Hygiène personnelle
6. Protection contre les intempéries
7. Entretien de la maison
8. Entretien de la voiture
9. Cuisine
10. Chauffage
11. Ensoleillement
12. Service
telles sont les seules exigences à considérer quand on construit une maison.
L’étude des habitudes quotidienne de chaque habitant de la maison nous fournit un diagramme fonctionnel pour le père, la mère, l’enfant, le bébé et les autres occupants. Puis on procède à une étude attentive des relations entre la maison, ses occupants, et le monde extérieur : facteur, passant, visiteur, voisin, voleur, ramoneur, blanchisseuse, agent de police, médecin, femme de ménage, camarade de jeu, contrôleur du gaz, artisan, infirmière, livreur.
On examine les relation unissant les êtres humains et les animaux au jardin et à la maison. On calcule les variations annuelles de la température du sol et, à partir de cette donnée, la profondeur qu’il faut donner aux fondations. La capillarité du sous-sol du jardin est fonction de sa nature géologique, et par conséquent déterminera s’il faut l’irriguer ou le drainer. On calcule l’angle d’incidence du soleil pendant toute l’année, en relation avec la latitude du site choisi, ces données permettent de déterminer la quantité d’ombre projetée par la maison sur le jardin et la quantité de lumière qui entre dans la chambre à coucher. On calcule encore la quantité de lumière naturelle éclairant l’aire de travail à l’intérieur de la maison, on met en équation la capacité de rétention de chaleur des murs extérieurs et la teneur en humidité de l’atmosphère. Les mouvements de l’air dans une pièce chauffée n’ont plus de secret pour nous. La vue et les données acoustiques seront aménagées en tenant compte de la maison voisine. Et en fonction du goût atavique des futurs occupants pour le bois, nous choisissons comme revêtement intérieur de la maison préfabriquée et standardisée, le pin flamboyant, le peuplier austère, l’okoumé exotique ou l’érable satiné. Pour nous la couleur n’est qu’un moyen d’exercer délibérément une influence sur l’âme ou encore un moyen d’orientation. La couleur ne doit jamais servir à imiter toutes sortes de matériaux. Nous détestons la bigarrure. La peinture n’est pour nous qu’un moyen de protection. Si la couleur apparaît psychologiquement indispensable, on fait entrer en ligne de compte sa capacité de réflexion. Il faut éviter de peindre extérieurement la maison en blanc pur : la maison doit emmagasiner la chaleur du soleil…
La maison nouvelle est un élément préfabriqué, monté à sec et, comme tel, un produit industriel œuvre de spécialistes : économistes, statisticiens, hygiénistes, climatologues, ingénieurs, spécialistes des normes, spécialistes des problèmes de chauffage… Et l’architecte ? …C’était un artiste, il est devenu le spécialiste de l’organisation !
La maison nouvelle est une œuvre sociale : elle supprime le chômage partiel de l’industrie du bâtiment pendant la morte-saison, ainsi que le caractère odieux des chantiers de travaux publics ouverts pour soulager le chômage ; en donnant aux travaux ménager une base rationnelle, elle libère la ménagère de son esclavage ; en donnant au jardinage une base rationnelle, elle évite à l’homme l’amateurisme en jardinage. Mais elle est avant tout œuvre sociale, parce qu’elle est un produit industriel et standardisé, créé par une équipe anonyme. De plus, la cité nouvelle, dont le but est le bien-être du peuple, est le fruit d’un travail collectif consciemment organisé ; l’effort collectif et l’effort individuel s’y unissent – dans le cadre de la collectivisation intégrale – au service d’une cause commune. C’est son contact direct avec la réalité humaine, et non ses toits en terrasses ou le partage vertical et horizontal des façades, qui font de cette cité une cité moderne. Elle exprime délibérément les rapports des individus, des sexes, de voisinage, de la communauté et des liens géopsychiques.
Construire, c’est organiser consciemment les processus vitaux. Construire –du point de vue technique – n’est donc qu’un processus partiel. Le diagramme fonctionnel et le plan économique doivent fournir les grandes lignes du projet de construction. Construire ne doit plus être la réalisation des ambitions d’un architecte. Construire est l’œuvre collective des ouvriers et des maîtres d’œuvre et seul celui qui, travaillant en équipe, ne cesse pas pour autant de dominer les processus vitaux mérite le nom de maître d’œuvre. Construire n’est plus l’affaire d’individus (stimulés par le chômage et la crise du logement), mais l’affaire de tous. Construire c’est seulement organiser : organiser la vie sociale, technique, économique et psychologique.”
Les architectes progressistes trouvaient la confirmation de leur thèse dans la propagation triomphante des nouvelles créations mécaniques. Dans le navire, l’automobile, l’avion, l’antenne, le meuble de bureau, chaque pièce était adaptée aux conditions de fabrication et mise en place de manière à assurer un usage sans défaillance. Ces créations répondaient à des exigences pratiques définies avec précision et, pour y satisfaire, leurs formes étaient modelées en vue d’un rendement optimum. Toutes ces choses sont un produit de la formule : fonction X économie, proclamaient les fonctionnalistes. Et l’efficacité de cette formule, l’immense progrès matériel qu’elle apportait, la victoire qu’elle promettait de l’homme sur la nature, du collectif sur l’individuel, les convainquaient de l’appliquer à l’architecture. Ainsi l’architecte ne se distinguait plus de l’ingénieur que par les tâches qu’il avait à remplir. Son œuvre était pure construction. Elle avait perdu son redoutable pouvoir idéologique. Elle n’appartenait plus au domaine de l’art. L’architecture, au sens courant du terme, cessait d’exister. C’est tout au moins ce que croyaient les fonctionnalistes. Avaient-ils tort ? Avaient-ils raison ? Ces questions qui nous préoccupent aujourd’hui, les fonctionnalistes n’eurent ni le loisir ni les moyens de se les poser. Pour se libérer de l’emprise étouffante de l’académisme, il fallait retrouver les buts primordiaux de l’architecture ; il fallait opposer polémiquement les réalités sordides – les fonctions d’usage – aux spéculations subjectives – les fonctions de représentation ; il fallait réaffirmer une réalité qu’on avait perdue de vue : l’édifice est un objet de la production matérielle ; il fallait s’élever au niveau des ingénieurs pour participer avec eux à la construction d’un monde nouveau. En voulant satisfaire des besoins matériels à l’aide de la technique moderne, les fonctionnalistes créèrent une architecture qui réunissait les meilleures conditions pour un épanouissement effectif de l’homme. Leurs réalisations en témoignent encore aujourd’hui. Même l’observateur le plus superficiel ne reste pas insensible à l’agrément de la vie dans les quartiers d’habitations tels que ceux qui furent édifiés à Francfort, par Ernst May, en 1928. Le grand mérite des créateurs de l’architecture nouvelle de cette époque a été de renouer avec les principes de l’architecture populaire, domestique et anonyme. Ils comprirent que leur chance de donner un cadre adéquat à la vie de leurs contemporains étaient en raison inverse des dépenses qu’ils consacraient à satisfaire des ambitions personnelles. En s’effaçant derrière les exigences qu’ils considéraient comme primordiales, ils firent cette architecture qui, par la liberté, l’aisance, le calme qu’elle engendre, tranche manifestement avec le milieu agressif et oppressant dans lequel elle s’est insérée. Lorsqu’on mesure l’écart existant entre la réalité et le discours des détracteurs actuels du fonctionnalisme, on a bien des raisons de croire que ceux-ci ne se sont jamais donné la peine d’aller sur le terrain, ce qui expliquerait d’ailleurs leur propension à se situer au niveau de l’image. Ou alors ils ne parlent pas des mêmes choses et se réfèrent peut-être à l’architecture vulgairement utilitaire des promoteurs immobiliers, qui n’est qu’une version abâtardie de l’architecture fonctionnelle. Un peu de clarté à ce propos serait la bienvenue.
Si le renouvellement prodigieusement fécond de l’architecture provoqué, dans les années vingt, par la mise en pratique de l’architecture fonctionnaliste est une réalité difficilement contestable, cette pensée, par ailleurs, s’est révélée incapable d’aller jusqu’au fond des aberrations qu’elle visait. Le fonctionnalisme est imprégné d’un rationalisme étriqué qui conçoit le développement de la vie humaine et sa reproduction comme un processus naturel et non historique. Il se place sur le plan d’une humanité indifférenciée et attribue une valeur absolue à son idéal d’ustensilité universelle. Les fonctions (sociales) de la forme lui échappent et il rejette dans l’irrationnel tout ce qui en est l’expression. Lorsque les fonctionnalistes annonçaient triomphalement une architecture affranchie à jamais du pouvoir occulte de la forme, ils méconnaissaient “le statut réel de l’objet socialisé, qui est à la fois utilisable pratiquement et porteur de significations”.
“Dans le genèse d’un objet, à côté du programme initial aux articles bien définis par un vouloir, par les exigences d’une activité précise, il existe des besoins, des tendances qui ont un effet modelant moins direct, qui, parfois même, restent inconscients, et dont la satisfaction n’est qu’incidente : besoins de connaître, de reconnaître et d’admirer les produits de l’ingéniosité humaine, de signaler l’individu ou le groupe auxquels ils servent, habitudes intellectuelles et affectives ou, au contraire, besoin de nouveautés, etc. C’est parce que la forme, satisfaisant ces besoins, remplit des fonctions importantes, qu’elle peut se transférer ou se maintenir de façon abusive, opprimer les fonctions premières ou s’en détacher en superstructure parfois pathologique… En fait, il faut reconnaître qu’une forme naît et se propage parce qu’elle répond à un besoin, qui, pour n’être pas toujours de pure utilité pratique, n’en est pas moins impérieux. Pour influer sur cette forme, il est aussi inopérant de la nier que de nier le besoin qui l’a suscitée… Le fait que fonctionnalisme et formalisme se succèdent alternativement montre que les besoins n’ont pas une importance constante et absolue. Ils évoluent, apparaissent, s’affirment et meurent. Leur satisfaction n’est pas désirée toujours avec la même intensité. Il convient donc, pour un système culturel donné, d’établir le répertoire des fonctions effectivement vivantes et l’échelle des valeurs selon laquelle ces fonctions se hiérarchisent dans l’esprit des membres de la communauté.” C’est exactement ce que firent les architectes d’avant-garde des années vingt. Leur fonctionnalisme n’était pas, comme ils le crurent, le produit spontané des principes de la technique, mais l’expression idéologique de ces principes. En architecture, l’adaptation de la forme à la fonction dépend certes des données exactes fournies par les sciences et la technique, elle dépend aussi de l’idée que l’homme se fait de l’exercice de cette fonction. Les fonctionnalistes ne se contentèrent pas de satisfaire mécaniquement au besoin immédiat. Les formes qu’ils inventèrent ne traduisaient pas passivement des exigences de l’homme et de la matière, mais orientaient des comportements plus justes et suggéraient des possibilités offertes par la civilisation industrielle. Les fonctionnalistes voulurent exprimer, démontrer la clarté, la vérité, la beauté du monde moderne. Ils élaborèrent ainsi, sans le vouloir, une esthétique fonctionnaliste.
Pris au piège de leur paralogisme, les fonctionnalistes ne virent pas, ou sous-estimèrent grossièrement, l’écart séparant les machines des édifices. Dans la machine, l’adaptation rigoureuse de la forme à la fonction est rendue possible par une définition également rigoureuse de la fonction. Cette définition et cette adaptation ne sont pas obtenues du premier coup. Elles procèdent par approximations successives, de modèle en modèle, d’année en année. Ces approximations successives, provenant de l’expérience, sont rendues possibles par l’uniformisation des modèles et par l’intégration des tâches de conception et de production au sein de la même entreprise. La tendance vers la forme optima dans la construction mécanique, est fondée sur des lois à peu près déterminantes, sur l’application systématique de la méthode expérimentale et sur une organisation très poussée de l’industrie. Or, dans le bâtiment, il en allait, et il en va encore aujourd’hui, très différemment. Les fonctions, sauf dans quelques cas particuliers, n’y sont pas définies avec la même rigueur que dans la construction mécanique. Parce qu’elles sont presque toujours beaucoup plus complexes, parce que nombre d’entre elles dépendent des idées variables que se font les hommes sur la satisfaction de leurs besoins vitaux. Manger, travailler, dormir, se laver, se reposer, respirer, voir, entendre sont des exigences dont le contenu et la hiérarchie changent selon les individus, les familles, les catégories sociales ou les groupes culturels. C’est pourquoi elles introduisent dans la définition des fonctions de l’édifice une marge d’indétermination qui rend la recherche de la forme utile très relative et incertaine. Il faut dire aussi que les spécialistes des sciences humaines, qui ont mis du temps à se pencher sur les problèmes pratiques de l’habitat, ne sont pas encore en mesure d’apporter à l’architecte tous les éléments qui lui permettraient de définir les besoins autrement que sur la planche à dessin. En outre, le caractère unique d’une grande partie des édifices exclut la possibilité de l’ajustage progressif du projet aux conditions d’utilisation fournies par la pratique et contraint, par conséquent, l’architecte à s’appuyer fortement sur son intuition. À cela s’ajoute l’écart presque permanent entre le projet et le niveau de développement réel de la technique, provenant de la séparation traditionnelle dans le bâtiment entre les tâches de conception et de réalisation. Cette incertitude dans la définition des fonctions, cette large part laissée à l’intuition, cette autonomie de l’acte créatif dans le bâtiment, offrent à l’architecte une marge considérable de manœuvre dans laquelle le nombre des solutions possibles et également valables reste grand. Il n’y a donc pas, pour une fonction et des conditions de fabrication données, qu’une seule et unique forme utile, mais plusieurs formes parmi lesquelles il faut choisir celle qui soulignera le mieux l’utilité du bâtiment. Dès cet instant, le fonctionnalisme reconnaît implicitement le pouvoir idéologique de la forme, c’est à dire la part autonome d’existence de la forme, et ouvre la voie d’un nouveau formalisme. La nudité et la dislocation des volumes, la transparence, les enduits blancs, reflètent souvent moins des nécessités pratiques immédiates qu’une intention d’exalter les possibilités du monde moderne. Le formalisme de l’architecture fonctionnelle provient aussi de la vision brumeuse qu’eurent les architectes de la contradiction existant entre leur conception humaniste de la civilisation industrielle et le mercantilisme de la société bourgeoise. Ne voyant pas bien comment ils pourraient adapter leur action au réel, ils furent amenés à transposer sur le plan esthétique les problèmes économiques et sociaux que posait la transformation qu’ils préconisaient. Ils crurent pouvoir suppléer aux conditions historiques, nécessaires pour la réalisation de leur idéal, par la recherche véhémente d’un nouveau langage formel.
Mais tandis que s’affirmait une tendance à confondre l’utilité avec certaines formes prédestinées, on assistait au développement non moins inquiétant d’une autre interprétation du fonctionnalisme. Celle-ci consistait à identifier utilité et rentabilité. Dans une société où la construction est plus une affaire parmi d’autres que la satisfaction de besoins sociaux, il est naturel que le concept d’utilité prenne une signification surtout mercantile. L’édifice utile, pratique, de forme appropriée, pour l’affairiste immobilier, c’est celui qui lui rapporte les plus gros profits : le logement minimum du grand ensemble. Ainsi, sous le couvert de la lutte pour l’architecture fonctionnelle, voyait-on se développer un vaste processus de dégradation de l’habitat. Cela incita de nombreux architectes, et non des moindres, à se resituer par rapport à une doctrine qui avait été la leur, mais qu’ils ne reconnaissaient plus tant elle se dénaturait. Dans un discours prononcé en 1955, Gropius s’écria : “L’hypertrophie des sciences a tué tout ce qu’il y avait de magique dans notre vie. Le poète et le prophète sont devenus la honte de l’homme efficient… Même ceux qui sont allés à contre-courant ont été incompris ou soupçonnés de ce qu’ils avaient justement décidé de combattre. Tout au long de ma vie j’ai du m’élever contre le reproche de rationalisme partial qu’on m’adressait. Le choix de mes collaborateurs du Bauhaus n’aurait-il pas pu me préserver de ce malentendu ? Eh bien ! non. Le Corbusier est aussi suspect parce qu’il avait lancé le slogan de la machine à habiter. Or, peut-on imaginer un architecte plus magique que lui ?
Cependant une fausse image des pionniers du mouvement moderne s’est imposée selon laquelle ils auraient été des adorateurs fanatiques de la machine, indifférents aux valeurs humaines profondes. Puisque je suis l’un de ces monstres, je me demande rétrospectivement comment j’aurais pu exister sur une base aussi chancelante… Le fonctionnalisme était pour nous plus qu’une démarche rationnelle. Il comprenait les problèmes psychologiques. Nos œuvres devaient êtres fonctionnelles aux sens physique et psychologique. Nous voulions répondre aux besoins d’émotion comme aux besoins pratiques. Mais l’idée du fonctionnalisme a été, et est encore, falsifiée par ceux qui n’en voient que l’aspect mécaniste.”
Dès la fin de la deuxième guerre mondiale, au moment où les principes de la “ville fonctionnelle” (Charte d’Athènes) étaient en passe de devenir le dogme de l’urbanisme officiel, des doutes sur la validité de cet instrument, considéré par quelques-uns comme trop rudimentaire, avaient commencé à s’exprimer au sein même des CIAM. Le débat ne parvint pas toutefois à s’élever bien haut, faute d’une pensée véritablement scientifique, capable de pénétrer la réalité sociale du fait urbain et architectural. C’est alors qu’une catégorie nouvelle d’adversaires de l’architecture fonctionnelle vint prendre le relais de tous ceux qui l’avaient combattue avec acharnement entre les deux guerres. En 1947, Frederik Kiesler proclame, à l’occasion de l’ouverture de sa “salle des superstitions” qu’il a réalisée avec Duchamp, Ernst, Matta, Miro : “Le fonctionnalisme moderne en architecture est mort… Au mysticisme de l’hygiène (superstition de l’architecture fonctionnelle), j’oppose les réalités d’une architecture magique enracinée dans la totalité de l’être humain…” Onze ans plus tard, le peintre viennois Hundertwasser lance son manifeste contre le rationalisme en architecture : “l’inhabitabilité matérielle des taudis est préférable à l’inhabitabilité morale de l’architecture fonctionnelle. Dans ce qu’on appelle les taudis, seul le corps de l’homme peut périr, tandis que dans l’architecture planifiée pour les hommes, c’est leur âme qui s’éteint. Il faut donc améliorer le principe du slum, c’est-à-dire celui de l’architecture sauvage, et de le substituer au dogme de l’architecture fonctionnelle… On peut facilement démontrer que l’utilisation criminelle de la règle en architecture a détruit la trinité architecturale (architecte – maçon – habitant. Trad.)… Nous vivons aujourd’hui dans un chaos de lignes droites… Cette jungle de droites qui nous emprisonne, il faut l’essarter… La rage destructive et irresponsable des architectes fonctionnalistes est connue. Ils voulaient abattre les belles maisons du XIXè siècle pour planter leurs compositions insignifiantes. Souvenez-vous de Le Corbusier qui voulait raser Paris pour y élever ses monstres rectilignes. Pour être juste, il faudrait aussi faire disparaître les œuvres de Mies van der Rohe, Neutra, du Bauhaus, Gropius, Johnson, Le Corbusier, etc., qui sont devenues moralement insupportables…”
L’antifonctionnalisme verbal s’est rapidement complété d’un antifonctionnalisme pratique qui suscite depuis quelques années un renouvellement intarissable du répertoire formel. Ce foisonnement a l’avantage de faire surgir des possibilités d’organisation de l’espace inconcevables dans l’optique fonctionnaliste de décomposition volumétrique. Il a l’inconvénient de faire illusion sur le rôle social effectif de l’architecte. Ce n’est pas en remplaçant des droites par des courbes qu’on établira des rapports plus vrais, plus directs, plus justes, entre les hommes ; la vie aberrante dans les cités modernes à des causes sociales plus profondes que l’aspect et l’ordonnance des bâtiments. Ce n’est pas en construisant des “monuments” – seule l’histoire décide de ce qui est un monument ou ne l’est pas – qu’on rendra les hommes plus heureux ; l’autoglorificaeion n’a jamais apporté le bonheur. Ce n’est pas en édifiant des théâtres en écailles et des aérogares ondulantes qu’on domestiquera la technique ; loin de régler le compte des ingénieurs, ce genre d’ouvrage en souligne le triomphe. Nous admettons qu’il y ait, dans les productions de l’antifonctionnalisme, une part légitime de révolte contre les stéréotypes de l’architecture fonctionnelle ou commerciale, contre la déshumanisation et la dépoétisation de notre cadre de vie. Cette révolte, toutefois, ne provoque personne. Au contraire, elle est récupérée par les véritables déprédateurs de notre environnement, les tenants du pouvoir économique, qui ont besoin d’une scénographie séduisante pour accomplir et masquer leur besogne. “Dans la société d’abondance, l’appareil de production industrielle ne doit pas s’arrêter de marcher et le consommateur doit être stimulé en vue d’une consommation permanente. La consommation et la production sont enfermées dans un mouvement giratoire dont la cadence est toujours plus pressée. Le fonctionnalisme est nécessairement en contradiction avec la doctrine de la société d’abondance qui veut produire et vendre sans vergogne. Finalement le fonctionnalisme tend à la réduction du nombre des objets et à l’adaptation optimale aux besoins. L’appareil de production de la société d’abondance va dans le sens opposé. Il crée un système de néo-kitsch pour les objets qui doivent venir s’accumuler autour de l’homme.
Il serait abusif de ne voir dans les antifonctionnalistes que des agents au service du néo-capitalisme. Certains sont animés d’un désir sincère de répondre à toute une série de besoins liés à la signification des objets, besoins encore mal connus qui furent négligés jusqu’ici. Mais comme ils ne disposent que de très peu d’outils scientifiques pour appréhender cette matière et que les perspectives de transformation sociale leur paraissent bouchées, ils sont conduits à chercher des issues dans le magique, dans le merveilleux, dans le mystère de l’acte créatif individuel. Ces catégories, n’ayant qu’une faible valeur opératoire, ne servent, en définitive, qu’à justifier des a priori sur des fonctions et la nature des formes. Même lorsque le discours des antifonctionnalistes s’appuie sur des considérations économico-sociales, il ne parvient pas à dissimuler des arrières-pensées esthétiques précises. À cet égard l’antifonctionnalisme rejoint étrangement le fonctionnalisme. Impuissants l’un et l’autre à dégager des données de la réalité sociale, la solution des problèmes qu’ils soulèvent, ils transposent ces problèmes sur le plan esthétique. Le fonctionnalisme, en mettant l’accent sur les fonctions d’usage, le collectif, l’objectivité ; l’antifonctionnalisme, en valorisant les fonctions de la forme, l’individuel, la subjectivité. Ils ne sont tous deux que des phénomènes épisodiques dans le développement d’une architecture qui cherche péniblement sa voie dans les bouleversements de la civilisation industrielle.
Cela dit, il est encore nécessaire de proclamer que l’Institut de l’Environnement de saurait s’identifier ni à l’une ni à l’autre de ces tendances qui ont montré ou qui montrent, leur incapacité d’envisager les faits dans leur globalité. Dans un esprit de tolérance scientifique, nous voulons élargir le débat en renonçant aux argumentations hâtives et aux chimères des manifestes et contre-manifestes, en découvrant plus modestement des faits dont la connaissance nous permettra de réduire de plus en plus la marge entre le rêve et la réalité. »

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