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Les origines du design

La plupart des histoires du design situent les origines du design entre 1750 et 1850, au moment de la révolution industrielle, quand il a fallu concevoir des objets et des produits adaptés à la fabrication mécanisée et en grande série. Si cette idée fait globalement consensus, elle n'en est pas moins problématique, dans le sens où elle réduit le design à son accomplissement industriel et l'assujetti, au moins pour partie, au productivisme, à la consommation de masse, au capitalisme et à leurs multiples dérives, politiques, sociales, environnementales. Si cette idée est juste d'un point de vue historique, elle n'en mérite pas moins d'être nuancée. Car, réductrice d'un côté, elle en oublie de l'autre que le design se préoccupe aussi d'aménager nos cadres de vie (on peut rajouter aujourd'hui de les "ménager"), et que ces derniers peuvent être temporellement, géographiquement et culturellement étrangers à la révolution industrielle, qu'il produit aussi des pièces uniques, que l'imaginaire, la magie, l'incertain, la beauté en sont des ingrédients non négligeables, qu'il est un mode de vie et de pensée critique, un regard singulier sur le monde, etc.
Au sein de ce "consensus industriel", les textes suivants nuancent donc, chacun à leur manière, ce que sont ou pourraient être les origines du design. Ils se lisent sans oublier que c'est aussi une manière de le définir et/ou de le pratiquer.


Nikolaus Pevsner, « Design and Industry through the Ages », In Studies in Art, Architecture and Design, Volume Two, Victorian and after, Walker and company, New York, 1968, p.11-17.
[https://archive.org/details/studiesinartarch0002pevs]

Dans ce texte, Pevsner évoque des origines au design sur un chemin en pente douce, qui mène bien sûr, mais plus progressivement que partout ailleurs, à la rupture de la Révolution Industrielle mais sans réduire le récit de ces origines, car c’est fort pratique, à une sorte de révélation soudaine, menée à marche forcée par des héros malgré eux, laissant un goût d’inachevé et d’insatisfaction.
Tout en nuances, précautions et érudition, Pevsner montre comment la pratique du modèle, de dessins pour une quantité suffisante d’objets, même fabriqués à la main, consacre peu à peu la rupture entre conception et fabrication, répondant ainsi précocement à la définition indiquée en introduction, et desserre quelques peu les liens fondateurs entre design et de l’industrie.
Ici, Henry Cole, le Prince Albert, The Great Exhibition et William Morris ne se positionnent pas en début de parcours, en tant que grands maîtres visionnaires et révélateurs d’une force inéluctable et définitivement moderne*, mais à l’issue d’une trajectoire qui débute au XIIIe siècle, en organisateurs clairvoyants et inspirés d’une pensée lentement distillée dans le temps.

* Ce qu’il fit, quelques années plus tôt, dans son ouvrage Pionners of the modern movement paru en 1936. L’influence considérable de cet ouvrage, rebaptisé à dessein par le MoMA qui en édite une seconde version révisée en 1949, Pionners of Modern Design, a contribué à associer l’histoire du design à celle du modernisme.
Lire à ce sujet, Irene Sunwoo, « Whose Design? MoMA and Pevsner’s Pioneers », Getty Research Journal, n°2, 2010, The University of Chicago Press, p. 69-82

Andrea Branzi, « Objets et société », In Le Design italien. La casa calda, Éditions de L’Équerre, 1985 (Idea Books, 1984). 

Andrea Branzi identifie dans ce texte la naissance du design (en citant ses « créateurs ») à la proposition d’un modèle global de société, dépassant ainsi magistralement l’industrialisation des formes artisanales ou la nécessité de trouver des formes aux objets mécanisés. 

Alexandra Midal, Design. Introduction à l’histoire d’une discipline, Pocket, 2009
Chapitre I, LE CHOC DE LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE (1841-1896), Préambule, p.17-21

Aux côtés de la trajectoire « reprise régulièrement » tracée par Pevsner dans Pionners of the Modern Movement (1936), qui s’inaugure dans le Cristal Palace, Alexandra Midal propose un tout autre contexte d’émergence au design, agencé par de toutes autres intentions : un contexte industriel du XIXe siècle également, mais celui de la ville de Chicago où l’aménagement de la vie domestique se teinte d’enjeux féministes et abolitionnistes.

Raymond Guidot, « Aux origines de la production de masse », In Histoire des objets, Chronique du design Industriel, Hazan, 2013, p.10.

Si le titre de l’ouvrage laisse comprendre que l’auteur ne traite dans son ouvrage que des objets de l’ère industrielle, cela ne signifie pas pour autant pour lui que le design commence à cette époque. Cela signifierait plutôt le régime nouveau que la Révolution industrielle applique à la fabrication d’objets et la rupture qu’elle initie, faisant du « design industriel » une discipline, une pratique et un objet de recherche en lui-même. Les pages de sa chronique s’ouvrent d’ailleurs, mais brièvement, sur le biface Acheuléen (paléolithique inférieur, vers 300 000 ans avant J.-C.), et le Petit trône de Toutankhamon (XVIIIe dynastie, Nouveau Royaume, Egypte, vers 1336 à 1327 avant J.-C.) propulsant les origines du design bien au delà du XVIIIe siècle et de ses frontières occidentales. 

Victor Margolin, World Design History, T1 Prehistoric Times to World War I, Bloomsbury, 2015, p17. 
Trois premier paragraphes du chapitre 1 : « The prehistoric Age », p17. 

La somme, malheureusement inachevée, que représente World Design History, s’ouvre avec un chapitre intitulé « Les temps préhistoriques », à partir desquels Victor Margolin trace la trajectoire du design jusqu’à son accomplissement actuel.
Nous reprendrons ses mots, écrits dans l’introduction du même ouvrage, pour justifier la présence de cet extrait dans cette sélection de textes :
« Cependant, l’absence d’un récit global a rendu difficile de poser la question de la place du design dans un champ culturel plus large et comment cette place a changé pendant les siècles.
Cela a constitué le défi de cette histoire mondiale du design. J’ai commencé par me demander comment le design, quelle que soit la façon dont on le définit, avait, de tous temps, pris part au monde. Cela a signifié qu’il fallait suspendre une définition unique du design puis cela a généré le besoin de penser les différentes conditions dans lesquelles les individus ont fabriqué des objets pour satisfaire leurs besoins quotidiens. »

Stéphane Vial, Le design, Que-sais-je ? PUF, 2015
Chapitre I, Du projet au design industriel : éclosions. Partie I. — Le design, une discipline du projet (XVe s.), p.13-16.

Stéphane Vial s’appuie sur la démonstration de Jean-Pierre Boutinet pour lier la naissance du design à la notion de projet (Brunelleschi, Florence, vers 1420). Le projet est ce qui consacre la séparation entre l’élaboration et la réalisation, et qui s’impose comme une nécessité face à la montée de la complexité (nombre croissant des matériaux, des corporations professionnelles de plus en plus spécialisées, modes nouveaux de construction). Cependant, n’est pas tant la complexité elle-même qui distingue les bâtisseurs, mais la prise en charge rationnelle de cette complexité (s’inscrit dans le projet moderne de rationalisation systématique du monde). 


Histoire du design