À propos du Up, Entretien avec Francesco Binfarè, propos recueillis par Christine Colin, 1991.
« La présentation du Up au Salon du meuble de Milan de 1969 a été un événement inouï. C’était la première installation vivante. C’était le premier grand spectacle dans le cadre de la Foire : des centaines de fauteuils aplatis sous vide étaient ouverts et se gonflaient au contact de l’air et du polyuréthane sous les yeux du public. C’était une véritable performance. Ce fut une prise de conscience, une déclaration, un geste absolu… Il fallait réagir contre cette voix montante du design officiel, trouver la forme vivante du design à ce moment-là, faire le Nouveau Design : c’était beaucoup moins philosophique qu’on ne l’a dit. Cela a commencé comme une fantaisie un peu mauvaise pour envoyer au diable tous ceux qui font des choses objectives, précises, « justes », les tenants de la fonctionnalité. Alors on a fait cette femme, le fauteuil Mamma, avec ces tétons énormes et ce gros cul, nous avons fait aussi le pied, parce que, disait-on, l’objet n’a plus à être l’expression de lui-même. Ne suffisait-il pas de faire des choses molles pour s’asseoir ? Le message de la Mamma est simple et compréhensible : l’image de l’oppression de la femme reliée par un cordon ombilical à une boule comme le forçat à son boulet. C’était le premier objet qui échappait au diktat de la fonctionnalité (la forme suit la fonction). C’était le premier objet qui faisait sens. C’était une opération de déboulonnage de l’idée de design orthodoxe, fonctionnel, qui prévalait à l’époque. Il n’y avait encore ni Memphis, ni Alchimia. À l’époque, Sottsass faisait la machine à écrire Valentine pour Olivetti. Le Up a tracé une ligne de démarcation entre le design industriel et le design post-industriel. […] Jusqu’alors, le design s’exprimait dans la limite de la corporation et de ses institutions : le Compasso d’Oro, la Triennale, le Salon. Le Up, avec son incroyable puissance de communication, a provoqué une ouverture sur le monde professionnel, voire même un intérêt mondain. Pierre Cardin voulait nous parler. Cesare Cassina en était troublé. Des entreprises étrangères demandaient des licences de fabrication. Le Up a été un véhicule très important de l’internationalisation de C&B. Il a été un formidable outil de promotion publicitaire des technologies de l’entreprise et de sa vocation.
Cela a fonctionné quelques temps, puis les premières réclamations sont arrivées : quand il avait été aplati trop longtemps, le polyuréthane ne se levait plus correctement. Dans les pays humides, il se remplissait d’eau comme une éponge. Les enveloppes s’ouvraient pendant les transports. Ici, s’achève le rêve de liberté. Et un jour, au centre Cassina, nous avons brûlé un Up. Ce qui m’avait intéressé, c’était moins l’image de la femme que cette capacité de faire croître une forme par l’entremise d’un simple geste d’ouverture d’une enveloppe après une mise sous pression. Cette performance était très significative. C’était un processus magique, un peu comme la lampe d’Aladin. Mais la forme qui en est sortie a pris pour moi le sens contraire : l’objet, quand il était là, était très pesant. La liberté prenait la forme d’une nouvelle prison. Disons que la symbolique de la liberté n’apparaissait qu’au moment de la croissance de l’objet. Une fois grandi, il nous trahissait. De rage, nous l’avons brûlé. La situation m’avait donné cette immense possibilité non seulement d’expérimenter les technologies nouvelles, mais aussi d’introduire dans les objets un pathos poétique, normalement destiné à la littérature ou à la peinture, qui trouvait jusqu’alors rarement à s’exprimer dans l’objet. Ce n’était pas un coup de génie. C’est le produit d’une situation extraordinaire. Cette aventure est le résultat d’une complicité furibonde avec Gaetano Pesce. Il a signé l’objet et moi pas, mais ce n’est pas important. À cette époque les choses que je faisais étaient les siennes, et les siennes étaient les miennes. Il y avait une véritable fusion de nos poétiques. J’ai fait les empreintes, mais il aurait également pu les faire. On ne se souciait pas de savoir qui avait eu l’idée, qui réalisait. Nous n’avions pas encore le culte de la personnalité. C’était en 1968 : l’époque des communautés, des discours sur la création collective. Ensuite, Geatano Pesce a pris le rôle du designer et j’ai pris celui du directeur du centre de recherche. »