Quand on dit que la révolution industrielle constitue le contexte d’émergence du design au sens où nous l'entendons aujourd'hui, il faut très vite comprendre que, au XIXe siècle, cela ne signifie pas que le design, ou du moins l’histoire de ses pionniers, advient avec l’industrialisation, mais qu’elle advient plutôt contre l’industrialisation. Les progrès techniques révolutionnent en effet les matériaux, les produits et leurs modes de production, et modifient profondément les objets et le cadre de vie. Pour le meilleur et pour le pire. Et c’est surtout dans ce pire, dans le revers sombre des conséquences sociales et matérielles pour la plupart des hommes, des femmes et des enfants du temps de la révolution industrielle que l’histoire du design commence. Par une réaction à l’horreur provoquée par les conditions de vie ouvrière, par la dégradation général du cadre de vie dans les villes, par la production en série du mauvais goût — que l’histoire attribue schématiquement à la vulgarité d’une classe bourgeoise adoratrice de la machine, du progrès technique et du profit — contre laquelle s’élève une élite culturelle et aristocratique indignée, qui préfèrent projeter l’avenir en se tournant vers des valeurs (sûres) du passé : l’artisanat et les cathédrales gothiques.
La révolution industrielle apparaît souvent comme une sorte de fusée qui aurait mis le design sur orbite, un moment où tout se cristallise pour que le design trouve le sens que nous lui connaissons aujourd’hui, dans une réaction généralisée contre les monstres qu’elle produit, dans ce que certaines descriptions nous dépeignent sous forme d’un abominable chaos urbain, matériel et social. Mais l’apparition du mot “design”, dans l’esprit et sous la plume d’Henry Cole, n’advient dans son sens moderne qu’au milieu du XIXe siècle, alors que la révolution industrielle commence bien avant, au XVIIIe siècle, certains diront même dès le XVIe siècle.
Liliane Hilaire-Pérez (université Paris-VII-Diderot) [explique que], « l’expression “révolution industrielle” est apparue pour la première fois vers 1830 sous la plume de l’économiste français Jean-Baptiste Say (1767-1832), qui établit ainsi un parallèle sémantique entre la conquête des libertés politiques par la Révolution française et l’enrichissement matériel permis par le progrès technique et ceux qui le servent : ingénieurs et entrepreneurs.
Son but est de contester la volonté des élites agraires de l’Ancien Régime d’effacer les acquis de 1789. L’idée est reprise sur l’autre rive de la Manche, où les libéraux luttent contre l’oligarchie foncière. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que l’historien anglais Arnold Toynbee (1852-1883) transformera cet argument politique en concept historique. »*
Les histoires du design marquent souvent cette période en deux temps qui se répartissent avant et après les années 1830. Avant s’opère le récit de progrès techniques plutôt émancipateurs dans le sens où ils donnent naissance à la figure de l’entrepreneur, où ils valorisent les capacités d’invention et améliorent les conditions d’existence en général. Ce sont les chapitres « De fer et de charbon” et “à toute vapeur” de Raymond Guidot » et la partie intitulée « La révolution industrielle en Europe et en Amérique 1750-1830 » de Victor Margolin. Après 1830, le discours prend une tournure nettement plus politique et sociale et nettement plus polémique.
Ce découpage s’explique en partie par la manière dont on envisage le terme : « Si l’on appelle “industrie” le fait d’exploiter les ressources d’un territoire pour augmenter la production grâce à des innovations techniques et “managériales”, alors l’industrie a toujours existé rappelle Catherine Verna (Paris-VIII), à la ville comme à la campagne, au Moyen Age en Italie comme au XVIIIe siècle en Angleterre.
En revanche, si l’on nomme “industrialisation” le fait qu’une part majoritaire de la valeur économique de la production soit captée par une frange étroite d’entrepreneurs et d’investisseurs, alors celle-ci intervient en Europe et en Amérique du Nord à la fin du XIXe siècle, lorsque la Grande Crise des années 1875-1890 ruine des millions de paysans et d’artisans et les enrôle dans les usines appartenant à des entreprises oligopolistiques. »*
Pour aborder cette période, Raymond Guidot titre : « La révolution industrielle au pilori : la lutte des classes et ses instigateurs », chapitre dans lequel il aborde, très brièvement et avec une certaine distance, les conséquences sociales et politiques de la révolution industrielle : « Il est en effet indiscutable que en ce milieu de XIXe siècle, le machinisme se nourrit d’une main d’œuvre dont les conditions de travail et de vie ont rejoint celle de l’esclavage — on parle alors de “sous-prolétariat”. Il n’est donc pas surprenant de voir se développer simultanément, chez certains théoriciens, une pensée socialiste, laquelle sera rapidement suivie d’actions », et de citer rapidement les “instigateurs” de la pensée socialiste, Friedrich Engels et Karl Marx.
Dans l’histoire du design, la pensée de John Ruskin est généralement associée à ce courant de pensée, qui ouvre la voie au mouvement Arts & Crafts et à William Morris comme figure fondatrice.
Mais ni le contexte politique et social du milieu du XIXe siècle, ni les mouvements esthétiques qui en émanent ne sont visiblement un sujet pour Guidot, à l’inverse d’Alexandra Midal par exemple, pour qui c’est justement toute la question. On ne pourra qu’être frappé par la différence d’interprétation de cette période et de son emprise sur l’histoire du design entre ces deux auteurs.
Raymond Guidot “expédie” le sujet en quelques lignes à la tournure ironique :
« Même s’ils sont animés d’une même exécration vis-à-vis de la grande industrie qui avilit le prolétariat, au regard de la prise de position radicale et offensive d’un Engels et d’un Marx, celle qu’adoptent les opposants à la mécanisation, sous la houlette du maître à penser John Ruskin, semble légère et de parti-pris.
Pour un retour au bel artisanat.
De fait, la position des adversaires de l’industrialisation est, pour l’essentiel, d’ordre éthique et esthétique. Feignant d’oublier que, à cette époque, la soumission du serf à la volonté du seigneur était totale et que sa situation, dès lors, n’était pas plus enviable que celle de l’ouvrier sous-prolétarisé, ils prennent pour référence le Moyen Âge gothique. Le ton a été donné, dans la première moitié du XIXe siècle, par Augustus Welby Pugin, lequel trouve dans les prouesses du gothique le suprême élan de la foi chrétienne qui les préserve de toute allusion aux modèles antiques. (…)
Dans cette levée de boucliers néogothiques contre l’impérialisme grandissant du capitalisme industriel, c’est à William Morris que reviendra en 1861 (date à laquelle il fonde la société Morris, Marshall, Faulkner and Co.) la tâche de faire renaître un artisanat digne de la rayonnante période médiévale. Avec lui voit le jour le mouvement Arts & Crafts. La situation a ceci de paradoxal qu’il ne peut être question de faire de la multitude des ouvriers captifs d’une industrie tentaculaire de valeureux artisans. De plus, pour faire face à une consommation d’objets utilitaires qui croît au même rythme que la démographie, la production ne peut qu’emprunter la voir industrielle. Enfin, et malgré l’engagement résolument à gauche de William Morris, force est de constater que les produits luxueux sortant de ses ateliers ne sont pas destinés aux classes laborieuses. » (Chronique des objets, p.30-31)
Dans Design, Introduction à l’histoire d’une discipline (Pocket, 2009), Alexandra Midal, à l’inverse, consacre à ce sujet tout un chapitre, titré « Une révolution industrielle inquiétante » et développe sur plus de 20 pages (41-64) « Les conséquences impitoyables de l’industrialisation sur les hommes : l’insalubrité des villes et des logements » et « La réconciliation promise par William Morris ». Le chapitre intermédiaire, consacré à Ruskin est quant à lui significativement intitulé : « Face à la médiocrité, comment sauver le monde ? », rien de moins.
« Influencé par Carlyle et dénonçant à son tour l’industrialisation qui n’a pas tenu sa promesse d’unir et de satisfaire le plus grand nombre d’individus et a engendré, au contraire, exode, misère et de nouvelles formes de pauvreté, Ruskin dans Les sept lampes de l’architecture, décrit et condamne les excès auxquels peut conduire la machine ainsi que ce qu’elle génère, en premier lieu l’aliénation de l’ouvrier par la machine. Métamorphosés par l’industrie en travailleurs dépourvus de réflexions et de qualités créatives, les ouvriers en viennent à se mépriser car ils sont “condamnés à un genre de travail dégradant qui fait d’eux moins que des hommes*”, et laisse le champ libre au profit des plus fortunés : “Les Riches, jusqu’à présent, n’ont fait que compter leurs gains ; mais le jour vient où les Pauvres, de leur côté, compteront leurs pertes — ce qui aura des conséquences politiques sans précédent*.” Dans “La nature du gothique”, un chapitre des Pierres de Venise qu’il publie en 1851, soit la même année que l’Exposition Universelle, Ruskin précise encore sa pensée : “Ce n’est pas le travail qui est divisé, ce sont les hommes ; divisés en portions d’hommes, en petits fragments, en miettes vivantes, de telle sorte que la parcelle d’intelligence qu’on leur laisse est insuffisante pour former une épingle ou un clou, et s’épuise à former la pointe d’une épingle ou la tête d’un clou*” : ils sont condamnés à un genre de travail dégradant qui fait d’eux moins que des hommes*”. »
* Toutes les citations de Ruskin sont extraites de Philippe Jaudel, La pensée sociale de John Ruskin, Paris, Librairie Marcel Didier, 1972, p.309 ; p.42 ; p.40.
magistralement décrit par Lewis Mumford dans La Cité à travers l’histoire.
Parce que cette situation découle d’un processus qui se noue au cœur des villes et occupe une fondamentale dans l’histoire de l’urbanisme moderne, elle est aussi largement évoquée dans le champ de l’histoire de l’urbanisme et de l’architecture.
C’est par ce tableau désolant que Michel Ragon ouvre son Histoire de l’architecture et de l’urbanisme moderne. Il fait surtout état de façon très détaillée des constats d’auteurs dont Frederic Engels et Karl Marx se sont servit pour rédiger leurs propres analyses. Il dénonce au passage l’impuissance et l’inertie de la classe dirigeante, « prisonniers de la classe des industriels qui détenaient le pouvoir réel ».
Dr Ange Guépin, Nantes au XIXè siècle ; statistique, industrielle et morale, 1835.
Louis René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et soie, Seine inférieure,1840.
Adolphe-Jérôme Blanqui (frère aîné du plus célèbre révolutionnaire Louis-Auguste Blanqui), Des classes ouvrières en France pendant l’année 1848, Lille, 1849.
Victor Considérant, Paris, 1848, Hippolyte Taine, Notes sur l’Angleterre, Manchester, 1861.
Cf. le chapitre «Prolétariat et crise du logement».
Les écrits sont très nombreux sur le sujet. Parmi eux, Alexandra Midal cite Jules Burgy, Détresse des ouvriers au XIXe siècle, le travail avili ramène l’esclavage, rompt les liens de paix et prépare un orage, Burgy éd., 1848, auquel nous
Louis-René Villermé (1782-1863), Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, 1840.
* Antoine Reverchon, La “Révolution industrielle”, histoire d’un récit trop bien huilé”, Le Monde, 26 octobre 2017.