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Vilèm Flusser, « Notre programme »

Ce texte est extrait d'un ouvrage intitulé Post-histoire, publié par T&P WORK UNIT en 2019, qui rassemble une série de textes rédigés par Vilèm Flusser initialement écrits pour des conférences de 50 minutes, données à la fin des années 70.
Ce livre contient 20 chapitres qui abordent une notion différente selon un découpage à chaque fois identique : avant l'histoire, pendant l'histoire et après l'histoire (c'est-à-dire aujourd'hui). Si le préfixe post- a été ces derniers temps utilisés à tord et à travers, et parfois pour de vaines raisons, il est ici le ressort d'une compréhension du temps présent, d'autant plus saisissante qu'elle s'est réalisée il y a quarante ans.

« Notre programme » est le chapitre III de l'ouvrage, p. 49-55.


« La notion de la programmation du monde et de l’existence est relativement récente. Nous n’avons pas encore mesuré jusqu’où peut nous conduire une telle notion. La tradition nous a habitués à la notion du destin, qui dirige le monde et l’existence. La science, elle, nous a habitués à vivre avec la notion de causalité qui ordonne le monde et l’existence. C’est maintenant qu’il nous faut examiner ces deux notions familières, et pour cela le faire à la lumière de la notion de programme.
Notre héritage religieux, et l’expérience mythique qui le soutient, établissait l’image d’une existence dans le monde qui obéit à des propos supérieurs dans une visée rigoureuse. Ces propos, par leur obscurité, et cette visée, par son opacité, séduisent l’homme et le mènent mystérieusement à s’y opposer, pour forger son propre destin. Cette démarche, quoiqu’incompréhensible, n’est pas nouvelle pour nous (Prométhée, Adam et Ève). La science s’est opposée à cette image traditionnelle du destin. Pour elle, tout événement est l’effet de causes précises, et la cause d’effets précis. L’existence se trouve prise dans un tissu de chaînes causales. Les deux images, celle du destin et celle de la cause, ne sont plus, à présent ; elles n’ont plus cours. Nous savons maintenant qu’elles sont, les deux, des extrapolations naïves d’une situation concrète. D’une situation “programmée”. Nous le savons grâce à l’nanlyse épistémologique, et aussi grâce à l’observation de la scène politique. La notion du destin et la notion de la causalité deviennent manifestement des notions “idéologiques”.
À la notion du destin se rattache la pensée finaliste. Une pensée pour laquelle tout mène à une fin. Au centre, le problème de la liberté humaine. Comment l’homme peut-il opposer sa volonté à celle du destin, et jusqu’à quelle limite ? C’est la question de l’émancipation humaine hors de la tutelle des “motifs” qui le manœuvrent. Et par là même, la question du péché. C’est clair : la notion du destin est en fait une vision du monde éthique et politique.
À la notion de cause se rattache la pensée causale. Une pensée pour laquelle tout a des causes. Le problème de la liberté n’y est pas central. C’est une vision mécaniste, et par là-même a-politique et a-éthique. Malgré tout le problème de la liberté y est. Bien sûr une telle vision poussé à la limite mène ou au déterminisme total, ou au chaos absolu, et cela élimine la liberté. À l’intérieur de ces deux attitudes excessives, la liberté est concevable. Les causes sont tellement complexes, et les effets tellement imprévisibles, qu’il est permis à l’homme de se comporter comme s’il était “subjectivement” libre, alors qu’il est “objectivement” déterminé.
Enfin, à la notion de programme se rattache la pensée formelle. Une pensée pour laquelle tout peut être formalisé, et mis dans la mémoire d’un ordinateur. Le problème de la liberté y est en suspens : il n’est pas encore formalisable. Dans un tel contexte, il n’y a pas de signification opérationnelle pour le terme “liberté”. Complication qui va être illustrée de quelques exemples : la cosmologie, l’anthropologie et l’éthique.
Pour la cosmologie finaliste, l’univers est une situation transitoire dans la perspective pré-établie : le dernier jugement, le Royaume des Cieux, l’Âge messianique. Pour la cosmologie causale, l’univers est une situation qui est le résultat nécessaire de situations précédentes, et qui aura des conséquences nécessaires. Le système planétaire est le résultat des forces de la gravitation, et il aura pour conséquence la trajectoire des satellites artificiels. Pour la cosmologie programmatique, l’univers est une situation dans laquelle se dont réalisées des virtualités contenues dans son origine, virtualités réalisées par hasard, et l’univers contient d’autres virtualités qui se réaliseront accidentellement, dans le futur.
Pour l’anthropologie finaliste l’homme est l’être le plus accompli, et le plus proche de la destination de la création. Pour l’anthropologie causale l’“homo sapiens sapiens” est une espèce de l’ordre des Primates, qui est une évolution nécessaire, et à partir de laquelle d’autres espèces évolueront par nécessité. Pour l’anthropologie programmatique l’homme est une permutation, parmi d’autres permutations, de l’information génétique, commune à tout être vivant, et qui s’est réalisée par le jeu accidentel des gènes.
Pour l’éthique finaliste le comportement humain est une suite de mouvements inspirés par des motifs. Pour l’éthique causale le comportement humain est une succession de réflexes provoqués par des causes externes et internes. Pour l’éthique programmatique le comportement humain est le déroulement de manifestations accidentelles des virtualités latentes dans l’homme et dans son milieu.
À ces trois domaines la pensée programmatique applique les modèles suivants : à la cosmologie le modèle thermodynamique, selon lequel l’univers est un processus de dégradation entropique. À l’anthropologie le modèle de la biologie moléculaire, selon lequel la structure de certains acides nucléaires contient toutes les formes possibles des organismes. À l’éthique le modèle psychanalytique, selon lequel le comportement humain est la manifestation des virtualités contenues dans l’inconscient. On peut aisément étendre la vision programmatique à d’autres domaines : la logique, la linguistique, la sociologie, l’économie, la politologie. Dans tous ces cas le type de modèle sera le même : tous les modèles sont des programmes.
Un programme c’est un système où toute virtualité inhérente se réalise par hasard, mais nécessairement. Il est un jeu. Comme le eu des dés, dans lequel la virtualité la moins probable se réalise nécessairement, si le temps du jeu est suffisamment long, et elle se réalise par hasard. Le programme du Big Bang contient des structures aussi peu probables que le sont celles du système planétaire. Mais étant donné les 16 milliards d’années de l’univers ces structures se sont réalisées nécessairement, quoique par hasard. Le programme de l’information génétique contient des structures aussi démesurément peu probables que le sont celles du cerveau humain. Mais étant donné les 8 milliards d’années de l’évolution, ces structures se sont réalisées nécessairement, quoique par hasard. Le programme de la musique occidentale contient des œuvres aussi merveilleuses que Le Mariage de Figaro, quoiqu’il soit absurde de vouloir les découvrir comme virtualités inhérentes dans la musique grecque. Toutes ces virtualités dont il est question ici se sont réalisées nécessairement, et par hasard, à leur moment donné.
La vision fondamentale de la vision programmatique du monde et de l’existence est dont celle du hasard. C’est cela l’apport nouveau. Pour la pensée finaliste il n’y a pas de hasard en tant que tel. Tout ce qui paraît être un hasard est un propos non encore dévoilé. Pour la pensée causale, il n’y a pas non plus de hasard en tant que tel. Tout ce qui paraît être un hasard est une cause non encore découverte. La pensée programmatique, elle, donne droit de cité au hasard en tant que tel. Tout ce qui a été établi comme propos ou comme cause le doit à une interprétation naïve et idéologique du monde. La pensée finaliste est naïve, parce qu’elle recherche derrière tout événement fortuit un dessein, pour lui donner une signification. La pensée causale est naïve, parce qu’elle recherche derrière tout événement fortuit des cause, pour l’ordonner. En fait : les programmes ressemblent à des desseins, si on les anthropomorphise. Ils ressemblent à des causes, si on les chosifie. La pensée programmatique montre que la pensée finaliste est une idéologie anthropomorphisante, et la pensée causale une idéologie chosifiante. Ainsi la pensée programmatique démythifie les deux idéologies, elle les met en silence provisoire. Elle se plie aux données concrètes dont la structure est le hasard. Elle se plie à l’absurdité du monde.
Or, la pensée programmatique est devenue inévitable dans tous les domaines. Dans la science toute “explication” finale et causale mène à une impasse. La finale, parce qu’elle explique le présent par le futur, c’est-à-dire par ce qui n’est pas encore. La causale, parce qu’elle explique le présent par le passé, c’est-à-dire par ce qui n’est plus. Seule l’explication formelle, programmatique, explique le présent par le présent, c’est-à-dire le réel par le réel. Dans le domaine des arts toutes les tendances à partir de Dada se relient à l’expérience du réel en tant que jeu absurde du hasard, en tant que happening. Mais c’est surtout dans le domaine de la politique que la pensée programmatique établit son règne. Le comportement de la société, et le comportement de l’homme en société sont traités et assimilés comme des comportements programmés par des programmes sans propos ni cause, autrement dit par des programmes absurdes. Le problème de la liberté dans un tel contexte programmé, problème qui est celui de la politique, devient lettre morte. La pensée programmatique “met à la retraite” la liberté, la politique, donc l’histoire.
Avant l’existence de la pensée programmatique la vision finaliste et la vision causale pouvaient cohabiter. Malgré les contradictions. Chacune avait son rôle : la vision finaliste s’appliquait à la culture, la vision causale à la nature. La nature était objectivable, la culture anthropomorphisable. La science de la nature pouvait être “dure” : elle pouvait expliquer par des causes. La science de la culture pouvait être “molle” : elle pouvait interpréter les motifs. C’était d’autant plus possible que les deux visions avaient la même structure linéaire : “motif-but” et “cause-effet”. Ainsi pouvaient-elles se correspondre. Ce n’est plus possible. La pensée programmatique, par son apparition, a rompu la cohabitation. Elle, elle n’a pas une structure linéaire. Elle se déploie dans de nombreux paramètres. Les programmes se ramifient. Bien plus : la linéarité finaliste et la causale ne sont plus que deux des paramètres programmatiques. La pensée programmatique s’approprie l’une et l’autre et les convertit toutes deux. Le problème posé par l’existence de la pensée programmatique tient à cet “impérialisme” : aucune pensée ne peut plus vivre en dehors d’elle.
Cette situation est obsédante pour la science et pour l’art, mais elle devient angoissante dans la politique. Parce que, en politique, il n’est question que de la liberté, de l’émancipation de l’homme, qui doit se libérer des motifs qui viennent des autres hommes et de lui-même. Or la liberté, l’émancipation, ont une signification seulement à l’intérieur de la pensée finale. Étant donné l’importance de la pensée programmatique, nous sommes contraints d’apprendre à penser “non finalistiquement” en politique. Voilà le paradoxe. Si nous continuons à penser finalistiquement, si nous cherchons des motifs derrière les programmes qui nous manipulent, nous seront fatalement les victimes d’une telle programmation. Chercher des motifs derrière les programmes, c’est vouloir les démythifier. Or, tout effort de démythification est précisément déjà programmé. Ainsi, celui qui cherche des motifs derrière les programmes devient, lui-même, fonctionnaire de ces programmes qu’il voulait démythifier.
Cela se vérifie constamment dans la scène politique. Non seulement à l’occasion du comportement des hommes “politiques”, mais aussi à l’occasion du comportement des “instruments intelligents”, que nous avons programmés, et où nous nous reconnaissons néanmoins. C’est que la pensée programmatique n’est pas seulement théorique, mais aussi fonctionnelle. La pensée finaliste n’a plus cours.
Bien sûr : derrière les programmes il y a des programmeurs. Mais si nous persistons à vouloir démythifier les programmes en désignant les programmeurs et leurs motifs, nous perdons de vue la véritable scène politique. Les démarches de toute Kulturkritik sont devenues anachroniques. À présent, les programmes sont autonomes des motifs de leurs programmeurs. Les appareils fonctionnent de plus en plus automatiquement. Déjà il y a des appareils qui sont programmés par d’autres appareils. Les motifs qui ont produit les premiers appareils sont périmés lorsqu’on en est à ceux-là. Même les programmeurs sont programmés à leur tour par des appareils. Ils peuvent toujours penser garder encore leur vertu de décision, mais ils ont été précisément programmés pour le penser. Ce sont des fonctionnaires des appareils, dont la spécialité est de penser qu’ils décident. La Kulturkritik est naïve, elle est victime de la même méprise. Quand un militant de la Kulturkritik s’attache à analyser le fonctionnaire des décisions, au lieu d’analyser le programme automatique en fonction duquel les décisions ont été prises, il devient lui-même fonctionnaire de ce programme, mais dans une autre compétence. Et si nous continuons à penser “politiquement”, comme le fait le militant de la Kulturkritik, nous devenons tous des fonctionnaires, et c’en sera fini de la liberté.
Nous ne devons ni anthropomorphiser ni objectiver les appareils. Mais les atteindre dans leur concrétude idiote : celle d’un fonctionnement programmé par le hasard et pour le hasard. Dans leur absurdité. Nous devons apprendre à accepter l’absurde, si nous voulons nous libérer du fonctionnement. La liberté est concevable, désormais, comme jeu absurde avec des appareils absurdes. Comme jeu avec les programmes. Accepter que la politique est un jeu absurde, accepter que l’existence est un jeu absurde. C’est à ce prix douloureux que nous pourrons un jour donner un sens à nos jeux. Ou accepter la leçon le plus tôt possible, ou devenir des robots. Devenir des joueurs ou des pions. Des pièces du jeu ou des meneurs de jeu. »

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