Menu Close

Walter Benjamin, Marseille, 1928

Walter Benjamin séjourne à Marseille entre 1926 et 1928 au départ pour y rencontrer Jean Ballard, alors directeur des Cahiers du sud. Il écrira dans une lettre à Alfred Cohn en 1928 : « Je sais maintenant qu’il est plus difficile d’arracher trois lignes à cette ville que d’écrire un livre sur Florence ».
Cet extrait est tiré de Walter Benjamin, Sens Unique précédé de Une Enfance berlinoise, traduit de l’Allemand par Jean Lacoste, Maurice Nadeau, 1988, p. 291 à 298.

MARSEILLE

La rue… seul champ d’expérience valable
André Breton

Marseille. Denture jaune de loup de mer la gueule ouverte, qui laisse s’échapper l’eau salée d’entre ses dents. Quand cette gueule saisit les corps bruns et noirs de prolétaires que les compagnies maritimes lui donnent à manger selon l’horaire établi, il s’en exhale une odeur puante d’huile, d’urine et d’encre d’imprimerie. C’est l’odeur du tartre qui s’attache aux puissantes mâchoires : les kiosques à journaux, les pissotières et les étalages des écaillers. Le peuple du port est une culture de bacilles ; les portefaix et les putains sont des produits de décomposition à forme humaine. Mais le palais paraît rose. C’est ici la couleur de la honte, de la misère. Les bossus s’habillent ainsi et les mendiantes. Et leur seul vêtement donne aux femmes décolorées de la rue Bouterie
leur seule couleur : des chemises roses.
« Les bricks ». C’est ainsi que s’appelle le quartier des prostituées. Il tire son nom des allèges qui, à une centaine de mètres de là, sont amarrées au môle du Vieux Port. Un immense magasin de marches, de ponts, d’arches, d’encorbellements et de caves. Il semble encore attendre qu’on l’utilise correctement, qu’on l’emploie à une fin adéquate. Et pourtant il en a une. Car cet entrepôt de rues désaffectées, c’est le quartier des prostituées. Des limites invisibles partagent le territoire de manière nette et anguleuse entre les bénéficiaires, à la façon des colonies africaines. Les prostituées sont placées aux endroits stratégiques, prêtes au moindre signe à circonvenir des hésitants, à se renvoyer le récalcitrant comme une balle d’un trottoir à l’autre. S’il ne perd autre chose à ce jeu il y perdra au moins son chapeau. Quelqu’un a-t-il déjà pénétré assez avant dans cet amas immonde de maisons pour parvenir jusqu’au plus intime du gynécée, la chambre où sont accrochés, alignés sur des étagères ou empilés sur des râteaux, les emblèmes dérobés de la virilité : les canotiers, les melons, les feutres, les borsalinos, les casquettes de jockey ? Le regard rencontre par hasard la mer au travers des bistrots. La ruelle court ainsi, cachée du côté du port par une rangée de maisons innocentes comme par une main pudibonde. Mais à cette main pudibonde et ruisselante brille le vieil hôtel de ville comme une bague sigillaire au doigt d’une harengère. Il y a deux cents ans des maisons patriciennes se dressaient ici. Leurs nymphes à la poitrine haute, leurs têtes de méduses hérissées de serpents, au-dessus du chambranle rongé par les intempéries, sont devenues, pour la première fois clairement, des emblèmes de la corporation, de la guilde des prostituées. C’est comme si on avait accroché au-dessus d’elles des enseignes, comme l’a fait Bianchamori, la sage-femme. On la voit sur son enseigne, appuyée à une colonne, qui défie toutes les maquerelles du quartier et qui désigne nonchalamment un bambin vigoureux qui est en train de se dégager d’une coquille d’œuf.

Bruits. En haut, dans les rues désertes du quartier du port, ils sont aussi serrés et aussi aériens que les papillons posés sur les plates-bandes brûlantes. Chaque pas fait s’envoler une chanson, une dispute, le claquement d’un linge ruisselant, un fracas de planches, les gémissements d’un nourrisson, le cliquetis de plusieurs seaux. Mais il faut s’être égaré seul pour poursuivre avec le filet à papillons ces bruits effrayés lorsqu’ils déploient leurs ailes en vacillant dans le silence. Car, dans ces recoins abandonnés, tous les sons et les choses ont encore leur silence propre, de la même façon qu’il y a vers midi sur les hauteurs un silence des coqs, un silence de la hache, un silence des cigales. Mais la chasse est dangereuse et finalement le poursuivant s’effondre lorsque, comme un frelon géant, une meule vient de derrière le transpercer de son dard sifflant.

Notre-Dame-de-la-Garde. La colline d’où elle domine la ville est le manteau étoilé de la Vierge dans lequel se blottissent les maisons de la cité Chabas. La nuit les réverbères dessinent sur sa doublure de velours des constellations qui n’ont encore aucun nom. Il a une fermeture Éclair : la cabine au pied du ruban d’acier du funiculaire est le joyau dans les vitraux colorés duquel le monde vient se réfléchir. Un fort désaffecté lui sert de Saint Tabouret et elle porte autour du cou un ovale de couronnes votives en cire vernissée qui ressemblent à des profils en relief de ses ancêtres. Des chaînettes de voiliers et de vapeurs forment des pendants d’oreilles et, des lèvres ombreuses de la crypte, sort une
parure de boucles or et rubis à laquelle l’essaim des pèlerins est suspendu comme des mouches.

Cathédrale*1. La cathédrale se trouve sur la plus déserte et la plus ensoleillée des places. Tout est mort ici, bien que, au sud, à ses pieds, elle touche de très près à la Joliette, le port, et, au nord, à un quartier prolétarien. Centre de transbordement pour une marchandise insaisissable et impénétrable, l’édifice désert se trouve entre le môle et les entrepôts. Presque quarante ans on y a travaillé. Cependant, lorsque, en 1893, tout fut terminé, la situation et l’époque de ce monument s’étaient victorieusement liguées contre les architectes et les maîtres d’œuvre, et les riches moyens du clergé avaient donné naissance à une gare géante qui ne put jamais être livrée au trafic. On distingue sur la façade les salles d’attente à l’intérieur, où les voyageurs des quatre classes (pourtant devant Dieu ils sont tous égaux), coincés dans leurs biens spirituels comme entre des malles, lisent, assis, dans les livres de cantiques qui ressemblent beaucoup, avec leurs concordances et leurs correspondances, aux indicateurs internationaux des chemins de fer. Des extraits du règlement des chemins de fer sont accrochés aux murs sous forme de lettres pastorales ; on consulte des tarifs d’indulgence pour les excursions dans le train de luxe de Satan, et des toilettes, où celui qui a beaucoup voyagé peut se laver discrètement, sont mises à la disposition du public sous forme de confessionnaux. C’est la gare de religion de Marseille. On assemble ici, à l’heure de la messe, des trains de wagons-lits pour l’éternité.

La lumière de magasins de primeurs qu’on trouve dans les tableaux de Monticelli*2 provient des rues du centre de la ville, des monotones quartiers résidentiels de ceux qui sont vraiment installés ici et qui savent quelque chose de la tristesse de Marseille. Car l’enfance est le sourcier du chagrin, et pour connaître la mélancolie de villes si glorieusement rayonnantes il faut y avoir été un enfant. Les maisons grises du boulevard de Longchamp, les grilles des fenêtres du cours Puget et les arbres de l’allée de Meilhan ne trahiront rien au voyageur si un hasard ne le conduit pas à la chambre mortuaire de la ville, au Passage de Lorette, la cour étroite où le monde entier, devant quelques femmes et quelques hommes ensommeillés, se rétrécit aux dimensions d’un seul après-midi dominical. Une société immobilière a gravé son nom sur le portail. Cet espace intérieur ne correspond-il pas exactement à cet énigmatique navire blanc chevillé au port — « Nautique » — qui n’appareille jamais pour pouvoir à la place, chaque jour, présenter à des étrangers assis à des tables blanches des plats qui sont beaucoup trop propres et comme délavés ?

Étalages d’huîtres et de coquillages. Liquide insondable qui submerge d’une coulée sale des poutres sales en les nettoyant, qui tombe de la plus haute console, dévale des montagnes verruqueuses de coquillages roses, passe entre les cuisses et les ventres de bouddhas vernissés, devant des coupoles jaunes de citrons, débouche en bouillonnant dans le marécage des cressons et traverse la forêt des petits drapeaux français pour
finalement arroser notre gosier comme la meilleure épice pour l’animal frissonnant. Oursins de l’Estaque, portugaises, marennes, clovisses, moules marinières tout cela est sans cesse calibré, classé, compté, ouvert, jeté, préparé, goûté. Et le papier, ce mol et stupide courtier du commerce intérieur, n’a rien à chercher dans l’élément déchaîné, dans le ressac de lèvres écumantes qui va sans cesse escalader les marches ruisselantes. Mais là-bas, sur l’autre quai, s’étire la chaîne de montagnes des « souvenirs », l’au-delà minéral des coquillages. Des forces sismiques ont empilé ce massif de strass, de calcaire coquillier et d’émail dans lequel s’enchevêtrent les encriers, les vapeurs, les ancres, les colonnes à mercure et les sirènes. La pression de mille atmosphères sous laquelle ce monde d’images ici sort, se dresse et s’empile, c’est aussi cette force qui, dans les dures mains des matelots après un long voyage, s’éprouve sur les cuisses et les seins des femmes, et la volupté qui, sur les coffrets en coquillages, arrache un cœur de velours rouge ou bleu au monde des pierres pour le barder d’aiguilles et de broches est la même que celle qui, les jours de paye, fait trembler ces ruelles.

Murs. Il faut admirer la discipline à laquelle ils sont soumis dans cette ville. Les meilleurs dans le centre portent livrée et sont au service de la classe dominante. Ils sont couverts de dessins criards et se sont vendus sur toute leur longueur des centaines de fois au dernier anis, aux « Dames de France », au chocolat Meunier ou à Dolorès del Rio. Dans les quartiers plus pauvres ils sont mobilisés politiquement et déploient leurs grands caractères rouges devant des chantiers navals et des arsenaux, signes avant-coureurs des gardes rouges.

Le pauvre homme déchu qui, après la tombée de la nuit, vend ses livres à l’angle de la rue de la République et du Vieux Port éveille de mauvais instincts chez les passants. Ça les flatte de profiter d’une misère aussi fraîche. Et ils ont envie d’en apprendre davantage sur un malheur aussi noir, d’en savoir plus que le spectacle de catastrophe qu’il nous présente. Car où doit en être arrivé celui qui a répandu devant lui sur l’asphalte ce qui lui restait de livres et qui espère maintenant que quelqu’un passe encore ici à cette heure tardive, qu’un désir de lecture viendra visiter? Ou les choses sont-elles tout autres? Est-ce une pauvre âme qui monte ici la garde en nous suppliant silencieusement de dégager le trésor de l’amas de ruines ? Nous passons en pressant le pas. Mais nous serons de nouveau surpris à chaque coin de rues, car le vendeur méridional s’est toujours enveloppé dans le manteau du mendiant, de telle sorte que le destin nous regarde de ses mille yeux. Nous sommes très loin de la dignité triste de nos pauvres, des invalides de guerre de la concurrence, à la poitrine desquels sont accrochés des lacets et des boîtes de cirage pour bottes, comme des rubans et des médailles.

Faubourgs. Plus nous nous éloignons du centre et plus l’atmosphère devient politique. C’est le tour des docks, des bassins, des entrepôts, des cantonnements de la pauvreté, les asiles éparpillés de la misère : la banlieue. Les banlieues sont l’état de siège de la ville, le champ de bataille où fait rage sans interruption le grand combat décisif entre la ville et la campagne. Ce combat n’est nulle part aussi impitoyable qu’entre Marseille et le paysage provençal. C’est le combat rapproché des poteaux télégraphiques contre les agaves, du fil de fer barbelé contre les palmiers barbelés, des nappes de brouillard dans des couloirs puants contre l’ombre humide des platanes sur des places brûlantes, des perrons asthmatiques contre les puissantes collines. La longue rue de Lyon est la mine que Marseille creuse dans le paysage pour le faire voler en éclats à Saint-Lazare, à Saint-Antoine, à Arenc, Septèmes et le couvrir des éclats de grenades de toutes les langues que parlent les peuples et les firmes commerciales. Alimentation Moderne, rue de la Jamaïque, Comptoir de la Limite, Savon Abat-Jour, Minoterie de la Campagne, Bar du Gaz, Bar Facultatif — et par-dessus tout cela la poussière qui s’agglomère ici à partir du sel marin, de la chaux et du mica, et dont l’amertume subsiste plus longtemps dans la bouche de celui qui a essayé la ville que l’éclat du soleil et de la mer dans les yeux de ses adorateurs.

*1. Voir « Souvenirs de voyage » dans Sens unique.

*2. Adolphe Monticelli, peintre, né à Marseille en 1824 et mort à Marseille en 1886. Peintre de l’école de Barbizon, lié à Cézanne.

Uncategorized