Conférence à l’École d’art d’Aix En Provence, semaine thématique “E-Topie : technologies de la mobilité”, 23-25 février 2010. Deuxième partie.
Daniel Belasco Rogers, “The Drawing of my Life”, 2003 -,
[http://www.planbperformance.net/dan/]
Daniel Belasco Rogers enregistre ses déplacements avec un GPS partout où il va depuis avril 2003. Les résultats se présentent sous la forme de tracés noirs sur fond blanc, associées à une ville et à une période qui témoigne de la trace laissée par ses déplacements en un lieu et un moment précis. C’est le projet d’une vie, un processus du quotidien, qui résonne avec I went d’On Kawara. On peut aussi faire référence à la “cinéplastie”, terme originellement forgé par Elie Faure à propos du cinéma et repris par Thierry Davila dans son livre Marcher, Créer à propos des oeuvres de Francis Alÿs, Gabriel Orozco et Stalker entre autre qui met en valeur la phénoménalité du déplacement dont elle vient souligner la pertinence et la valeur esthétique. C’est à dire que la figure du flâneur, du marcheur, le destin de leurs déambulations sont capables de produire une attitude ou une forme, de conduire à une réalisation plastique à partir du mouvement qu’elle incarne. Les lignes épaisses sont celles des trajets fréquents, formées par la superposition des traces GPS tandis que les plus fines témoignent de l’exploration d’un territoire nouveau dans une ville familière.
Ce projet a commencé pour Daniel Belasco au moment où il a du quitter sa ville natale et la ville ou il avait grandi, Londres, pour aller s’installer à Berlin. En arrivant dans cette ville inconnue, il était assez malheureux de constater que sa connaissance intime de Londres, que ses parcours personnels, que toutes les histoires et les événements qu’il y avait vécus qui le guidaient dans sa lecture et la pratique de la ville devenaient parfaitement inutiles dans cette nouvelle ville. Et c’est en réalisant, que l’inconnu de Berlin lui offrait une option que Londres lui refusait : celle de la découverte, qu’est née la pratique de tracer systématique tous ses déplacements dans cette ville qui devenait alors un terrain d’exploration, et cette pratique lui permettait de se renvoyer à lui-même le processus d’apprentissage de la ville et de se voir lui-même la rejoindre.
Ce projet nous renvoie aussi à une poétique de la ville qui est celle de l’expérience corporelle de la ville dont la forme, dans ce cas, n’est pas celle qui lui est donnée par les urbanistes, une ville système vue d’en haut, mais la somme du mouvement des expériences corporelles des gens qui l’habitent.
“Entre le corps de la ville et les corps qui la sillonnent, la ville est une feuille, jamais totalement blanche, sur laquelle des corps racontent des histoires”.
Donc le GPS ici ne sert pas à ne pas se perdre, n’est plus cet instrument impersonnel dont l’usage fait perdre tout lien avec le territoire dans le sens où on ne se déplace plus en suivant les signes géographiques ou sa mémoire d’expériences passées, mais au contraire un outil d’enregistrement de cette mémoire et de ces expériences. Et la forme de cet enregistrement s’affranchit de la carte, qui est un instrument de pouvoir qui donne à la ville une forme figée en dehors de toute expérience singulière. Ce qu’il trace là, c’est vraiment sa ville, en dehors de toute forme de représentation normée. D’autant que l’imprécision du GPS, les erreurs de calcul de positionnement, dessinent des coulées en dehors de la rue et tracent une forme qui ne correspond pas complètement au plan de la ville. Contre toute attente, le GPS n’est là un outil “déterritorialisant” mais au contraire un outil qui permet de s’insérer dans le monde et je reprends là une phrase de Gilles Deleuze cité par Olivier Mongin :
“croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédés. Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou font naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits”.
Voir aussi :
Teri Rueb, The Choregraphy of Everyday Movement.
[http://www.terirueb.net/choregraph/index.html]
Jeremy Wood, GPS Drawing
[http://www.gpsdrawing.com]
Christian Nold, Bio Mapping
[http://www.biomapping.net]
Croisement de l’art, du design et de la politique d’aménagement urbain. Beaucoup de dispositifs dans le domaine des locative media proposent une vision à la fois critique et politique des technologies de surveillance et des technologies de géolocalisation en mettant en place des dispositifs qui permettent de renverser l’ordre du pouvoir (du haut vers le bas) en donnant la parole et en impliquant les habitants d’un lieu (une ville, un quartier) dans le processus de prise de décision concernant l’aménagement de ce lieu.
“Bio Mapping” est une méthodologie participative conçue pour que les habitants d’une ville ou d’un quartier échangent, discutent à propos de la perception et de l’usage de leur environnement immédiat et quotidien et des espaces qu’ils partagent.
Pour ce faire, “Bio Mapping” propose de renverser la dialectique des technologies de surveillance, c’est à dire leur logique hiérarchique unilatérale et autoritaire.
Si l’observation permanente des corps par les systèmes techniques connectés interprètent et gèrent les comportements humains, la question posée par Christian Nold est : quelle serait la forme d’un autre type de corps politique si les données corporelles étaient porteuses de sens et partagées plutôt que simple objet d’observation et de manipulation ?
La forme finale du projet est une cartographie collective qui relie l’intensité des émotions ressenties aux lieux dans lesquels elles s’expriment sous forme de commentaires et de tracés. Christian Nold organise des workshops dont les participants sont les habitants du quartier observé. Ils doivent effectuer un trajet dans le quartier et ils sont équipés pour cela d’un bracelet équipé d’un boîtier connecté à un réseau qui capte à même la peau des indices émotionnels (Galvanic Skin Response) ainsi que la localisation GPS du porteur. Le tracé des émotions est retranscrit sur une carte au retour du participant qui permet de visualiser l’intensité des émotions ressenties pendant le parcours. Les annotations et l’interprétation de ces données laissées par les participants viennent compléter la construction des cartes qui permettent alors de visualiser l’espace social d’une communauté d’habitants.
Bio mapping interroge l’espace urbain contemporain selon une double perspective : en superposant des données corporelles à la représentation des territoires traditionnels, qui excluent en général la représentation des habitants, il pose la question du renouvellement de sa lecture par ses usagers et dans une autre perspective plus politique, il pose la question de notre relation à une ville équipée de dispositifs de surveillance capables d’enregistrer de nombreuses données sur les individus qui l’habitent ou la traversent en leur donnant la liberté de contribuer ou non à l’élaboration d’une base de données commune et partagée qui pourrait devenir un support à la prise de décision locale par exemple.
Au centre de tout ça se trouve le déplacement des corps, les corps mobiles bien sûr, mais aussi et surtout le corps lui-même, la chair dans le sens où ce que capte le bracelet c’est en fait la quantité de sueur du participant qui est analysée et interprétée sous forme d’émotion.
Blast Theory, Can you see me now ?, 2001.
[http://www.blasttheory.co.uk/bt/work_cysmn.html]
Blast Theory est un collectif d’artistes anglais [Matt Adams, Ju Row Farr, Nick Tandavanitj] qui produit des performances et des dispositifs interactifs et collaboratifs dont le fonctionnement repose sur l’articulation des outils et des processus de la communication en réseau, de la performance live et de la diffusion numérique.
Un de leur domaine d’expérimentation privilégié est le jeu qu’ils explorent comme outil méthodologique d’investigation de la question de la formation d’espaces hybrides issus de la fusion entre espaces physiques et espaces numériques. C’est à dire que leurs jeux ne se situent pas seulement dans un espace narratif imaginaire mais cherchent à entrer en contact, à créer des zones de friction, avec des événements et des objets en situation réelle.
“Can You See Me Now ?” prend la forme d’un jeu de poursuite multijoueurs et déploie dans le temps de son événement, pour le temps où il a lieu, un espace hybride du point de vue de sa nature (mi-physique/mi-numérique) mais aussi de sa topologie, à la fois local et distant. Le plateau de jeu et les joueurs se situent à la fois dans l’espace physique local et dans un espace numérique distant relayé par internet où ils interviennent à partir d’une interface qui comprend la modélisation en plan de la zone urbaine dans laquelle se déploie le jeu. Ce mode de fonctionnement implique donc un espace urbain élargi, étendu, un “ici” relié par internet à son double modélisé, affichée sur un écran, “là-bas”.
Il y a d’un côté les “runners” (les membres du collectif Blast Theory), qui jouent dans la ville “physique”, essaient d’échapper à leurs poursuivants (le public), qui jouent depuis la ville modélisée sur une interface web, géographiquement disséminés dans des lieux distincts et distants. Les “runners” sont captés par satellites et apparaissent sur l’interface web aux côtés de la représentation du joueur en ligne dans la ville numérique modélisée. Dans les rues, les “runners” sont équipés de miniPC qui affichent les positions des joueurs en ligne et qui les guident dans leur course pour leur échapper.
Ce dispositif forme donc un espace de perception tout à fait singulier où on a des lieux distincts qui sont reliés entre eux par des technologies et des outils de télécommunication temps-réel (internet, GPS, interface web, mini-PC) et qui forment donc un espace physique et temporel particulier, à la fois global et disséminé, éphémère et fluctuant où les participants perçoivent et mettent en oeuvre un dialogue entre des modes de présences de nature différentes, les corps charnel et les corps “simulés” représentés par leur trace numérisée.
La dialectique entre distance et proximité des corps et des présences infiltre toutes les strates de l’espace du jeu, sur des échelles et des plans différents :
– l’essence même d’un jeu de poursuite est basé sur le fait de rester à distance de son poursuivant.
– la ville numérique (qui correspond étroitement à la ville physique) a une relation élastique à la ville physique. Parfois, les deux villes semblent identiques, la chaussée numérique et la chaussée physique correspondent exactement et se comportent de la même manière. D’autres fois, les deux cités divergent et apparaissent très distantes l’une de l’autre. Par ex. la circulation routière est absente de la ville numérique.
– le réseau internet en lui-même réunit des joueurs distants géographiquement dans le même espace virtuel. Il permet aussi à ces joueurs de courir aux côtés des “runners” alors qu’il diffuse le flux des conversations des talkies walkies.
Quand un poursuivant attrape un “runner”, celui-ci doit photographier le lieu précis où la capture s’est effectuée. Ces photos sont envoyées sur un site internet et persistent comme un enregistrement de l’événement de chaque jeu, témoin visuel paradoxal d’une présence invisible.
Cette photographie où il n’y à rien à voir, justement, solidifie pourtant l’expression de l’essence même de ces espaces qui nous échappent, et dont les contours fluctuants ne peuvent être perçus autrement que par l’expérience que l’on en fait en lieu et un moment précis.
Reverberant, Sound Mapping, 1998.
[http://www.reverberant.com/sm/index.htm]
Sound Mapping est un dispositif sonore participatif conçu pour réaliser des performances en extérieur qui questionne et expérimente le sens des lieux par la mise en œuvre effective d’une relation physique dans un environnement donné.
La performance consiste à réaliser une pièce sonore collaborative pour laquelle les participants font rouler dans un lieu quatre valises sensibles au mouvement, équipées d’unités GPS et d’un équipement de sonorisation. Les valises génèrent des phrases musicales en réponse aux caractéristiques de l’environnement architectural proche et aux mouvements des individus qui les déplacent.
Se situe à Hobart, Capitale de Tasmanie en Australie et plus précisément dans son quartier portuaire, Sullivan’s cove.
Valise comme objet référent de la métaphore du voyage et de l’exploration qui sont deux concepts qui irriguent le projet et qui exhume aussi la mémoire du lieu dans lequel il se passe puisque le Sullivan’s cove était autrefois un port marchand très important.
Les participants y occupent un espace qui est à la fois un paysage sonore virtuel et un environnement physique. Leurs mouvements, traduits en information numérique, interagissent avec leur localisation immédiate et les gestes des autres participants.
Mark Weiser, Xerox = “virtualité incarnée”, chercheur au Xerox Park, a inventé le terme de ubiquitous computing.
Diffuse une composition continue de sons concrets et synthétiques dont le contrôle, est assuré par la rencontre des participants et de la forme des lieux dans un processus exploratoire. La ville y est pratiquée non pas comme un lieu historique ou culturel mais comme une surface d’énergie.
Des algorithmes qui déterminent le rythme et les transitions sonores en fonction de la façon dont les zones traversées se rejoignent, si elles sont contrastées, où si au contraire elles se ressemblent.
Le propos et les formes de ces pratiques est extrêmement varié et fait appel à un faisceau conceptuel, historique, critique et technologique qui forme un noeud complexe, et que l’on pourrait peut-être résumer par la notion de désir, celle de réinvestir le lieu, d’en révéler et d’en mettre en forme l’expérience dans une société vouée à la globalisation où la terre est elle-même un objet observé par des dizaines de satellites en orbite . Jeu/dialectique permanente entre global et local, entre déterritorialisation et reterritorialisation, la profondeur de cet aller-retour permanent qui constitue en partie la substance de ces travaux.