Conférence à l’École d’art d’Aix En Provence, semaine thématique “E-Topie : technologies de la mobilité”, 23-25 février 2010. Première partie.
Depuis quelques années, les artistes s’emparent des technologies numériques de géolocalisation et développent des pratiques qui (re)mettent en jeu l’expérience esthétique des lieux. Dans un contexte plus large de mutation urbaine, c’est surtout l’espace de la ville qui est investit, arpenté, exploré en tant qu’espace complexe et stratifié mais surtout habité d’expériences multiples, de corps mobiles et d’individus singuliers. Les lieux, les corps, les outils et réseaux de communication composent des dispositifs qui interrogent et révèlent l’épaisseur des espaces vécus, et tissent sur un fond post cyberpunk les relations entre corps et réseaux numériques.
Une définition très simple des “locative medias” serait : les pratiques artistiques qui mettent en oeuvres les médias et technologies de géolocalisation, sachant que les médias géolocalisés désignent le procédé qui permet la diffusion ou la communication de contenus, de messages textuels ou multimédias, en fonction de la position géographique de l’utilisateur. Cela implique que la personne mobile, le promeneur, porte des dispositifs de réception ou d’émission mobiles, téléphones, ordinateur portable, GPS…
(Voir, Nicolas Nova, Les medias géolocalisés, comprendre les nouveaux espaces numériques, “Innovation”, FYP Éditions, 2009.
Le terme “Locative media” vient du titre d’un workshop organisé en 2002 par RIXC [http://www.rixc.lv/], un centre d’art électronique et médiatique situé en Lettonie. Le terme est dérivé du nom “locative” en langue lettone qui indique la localisation et qui correspond vaguement aux prépositions en anglais “in”, “on”, “at”, et “by”. Ce qui explique qu’il soit à la fois aussi évocateur mais en aussi très difficile à traduire.
Mes réflexions actuelles sont le résultat d’un parcours qui a commencé dans les années 99-2000 par un intérêt pour la pratique quasi mort-née qu’est le Net Art, ou “art en réseau”, qu’on peut définir par les formes artistiques développées uniquement pour internet et par internet et puis très peu de temps après pour ce que l’on a fini par appeler après bien des errances terminologiques “l’art numérique”. Au delà du propos de ces oeuvres, ce qui m’a toujours intéressée concernait aussi la façon dont elles étaient reçues, à la fois par le public et par “la critique”, leur rapport au monde, au monde de l’art contemporain mais aussi les espaces dans ou par lesquels ils créent ce rapport au monde. Il est apparu comme assez évident pendant quelques temps que l’espace de ces oeuvres était différent de l’espace dans lequel on les percevait, de l’espace dans lequel se trouvait le spectateur. Il y aurait d’un côté l’espace que l’on va qualifier par “numérique” de ces oeuvres et l’espace “physique” dans lequel on vit. Cette dichotomie spatiale génère un rapport au corps tout à fait particulier qui est, qui différent de celui qu’on peut avoir à l’image fixe ou animée dans le sens ou notre corps, nos gestes, nos actions (cliquer sur un lien, passer devant un capteur) effectués dans l’espace physique ont un effet immédiat et performatif dans l’espace numérique de l’oeuvre. Je crois que les chemins empruntés par l’art numérique sont en grande partie tracés par ce questionnement du rapport au corps et par cette opposition, ou du moins cette différenciation très nette entre espaces physiques et espaces numériques dont Second Life par exemple est un des exemples les plus révélateurs.
Annick Bureaud résume assez bien cette situation dans une phrase très simple qui dit que :
« Pendant des années, la grande affaire fut d’essayer “d’entrer” dans l’espace numérique, celui de la réalité virtuelle d’abord, puis du cyberespace, de “l’habiter”. Depuis quelques années (fin des années 1990 environ), on assiste à la tendance inverse qui est d’incarner le cyberespace, le monde numérique, dans l’espace physique, renouant ainsi avec la notion de réalité étendue (expanded reality) de la fin des années 1970. »
Il est bien question là “d’entrer” (donc du déplacement d’un corps d’un espace à un autre), du franchissement d’un seuil, et “d’incarnation”, ce qui place le corps, et par conséquent la perception des espaces environnant au coeur du débat.
Des propos assez proches sont tenus par Mark Tuters et Kazys Varnelis dans un article écrit en 2006 [http://networkedpublics.org/locative_media/beyond_locative_media], que l’on retrouve dans un blog crée à l’occasion d’une recherche menée par une équipe de chercheurs américains en 2005 et 2006, “networked publics” qui documente le processus et les résultats de la recherche.
“Les locative media ont émergé pendant ces dix dernières années comme une réponse à l’expérience écranique decorporalisée du net art, réclamant le monde au delà de toute galerie/musée ou écran d’ordinateur comme son territoire.”
Il y a un autre état du corps qui est aussi évoqué dans la phrase d’Annick Bureaud qui est celui de la réalité virtuelle (ce qu’elle appelle la “réalité étendue”) qui désigne ces dispositifs où le corps est appareillé avec le plus souvent un casque qui plonge le regard et la perception dans un univers simulé.
Si l’on résume rapidement, on a trois types de dispositifs qui se distinguent par la mise en oeuvre d’états de présence corporelle différents, qui font appel par conséquent à des interfaces différentes et à des modalités de perception différentes.
Le net art : présence atrophiée (main/oeil) / Clavier-souris-écran / distanciée
L’installation interactive : co-présence / écran-captation / frontale
Réalité virtuelle : présence simulée / appareillage corporel / intégrée
Le rapport corps-réseau ou le rapport espace numérique-espace physique effectué par ces travaux ouvre de nouvelles perspectives dans le sens où ils sortent de l’espace clos de l’exposition pour investir le lieu, où les interfaces se modifient et se font moins visibles, plus discrètes, et où tout semble se jouer sur l’imbrication dans un seul et même espace de trois éléments : le lieu, le réseau et le corps. Nous vivons cette imbrication quotidiennement, s’en s’en rendre vraiment compte, ne serait-ce que lorsque l’on se sert de son téléphone portable, ou quand on traverse le champ de portée d’un réseau WiFi, par exemple, nous évoluons dans un espace qui est à la fois celui des éléments tangibles, la rue, la pièce dans laquelle on se trouve, qui nous entourent et l’espace des réseaux numériques. Ce qui se pose là comme question c’est la question de la nature de ces espaces, une fois qu’on a dit qu’ils sont hybrides (mi physique-mi numérique), il faut encore expérimenter leurs formes, les différents états de perception qu’ils induisent, leurs usages, etc…
Image : Anne Galloway pour présenter sa thèse A brief history of the Future of Urban Computing and Locative Media [http://www.purselipsquarejaw.org/dissertation.html] qui met plus en valeur les effets que les outils eux-mêmes.
Contexte techno-scientifique :
Le contexte techno-scientifique des locative media est celui que l’on appelle “l’informatique ubiquitaire” ou “informatique omniprésente” (ubiquitous computing). Depuis la fin des années 80, des chercheurs travaillent sur le paradigme “post desktop” ou “post-PC” (aller au delà de la forme ordinateur tel qu’on le connaît clavier-écran-souris). Cette informatique ubiquitaire implique l’embarquement de capacités de calcul dans les objets et les environnements qui nous entourent.
Voir :
– http://fr.wikipedia.org/wiki/Informatique_ubiquitaire
– interview d’Adam Greenfield :
http://www.culturemobile.net/innovations/c-est-pour-demain/greenfield-ere-post-pc-02.html
Post PC : tous les objets de la vie quotidienne auraient acquis la capacité de sentir, traiter, transmettre, afficher de l’information. “Le traitement de l’information de dissout dans le comportement” et où il n’y a aucune trace visible de l’échange entre un utilisateur et un ou plusieurs systèmes techniques.
“les interfaces homme-machine que nous utilisons aujourd’hui sur nos PC (les menus, les fenêtres) n’auront plus vraiment de sens et qu’il va falloir revoir notre façon de penser l’interaction et les interfaces.”
“Il n’y a aucune raison que l’utilisation des réseaux ne soit pas aussi simple que d’ouvrir son réfrigérateur. Je pense que lorsque l’interface sera vraiment élégante, elle sera devenue invisible.”
[http://www.humains-associes.org/JournalVirtuel2/HA.JV2.Gibson.html]
Le traitement de l’information ne sera plus seulement réservé à moment d’attention clairement défini (assis devant notre PC ou consultant notre Iphone) mais sera permanent au coeur des moindres gestes de notre vie urbaine et parfois même et de plus en plus souvent, invisible.
Anne Galloway, dans sa thèse de doctorat, émet l’idée que, contrairement au discours ambiant de l’informatique ubiquitaire qui est “partout”, les recherches en Locative Media localisent justement ces technologies “quelques part” et les contextualisent ainsi à l’aune du lieu.
Cette ère post-PC est déjà enclenchée et ses outils sont : les technologies de surveillance, CCTV (?), les puces RFID, le GPS, le Bluetooth…
Le milieu urbain se développe comme un milieu de vie dominant.
ONU évalue que 80% des européens vivront dans les zones urbaines d’ici 2020, et 60% de la population mondiale en 2030.
Espace urbain en mutation. Le terme de ville est qualifié par Françoise Choay “d’archaïsme lexical”. La ville n’est plus cette structure fermée sur elle-même et clairement délimitée, qui s’opposerait à la campagne. Les villes croissent, deviennent de plus en plus grandes et se transforment en mégapoles. Cette mutation est provoquée par le développement des technologies de la communication qui étendent la ville bien au delà de ses limites physiques. Le territoire n’est plus pensé en termes de rentabilité, de limites, de géométrie mais en terme de noeuds, d’interconnexions, de branchements…
Françoise Choay, Pour une anthropologie de l’espace, La couleur des idées, Seuil, octobre 2006.
On peut évoquer aussi la notion de “ville globale” proposée par Saskia Sassen, (Saskia Sassen, The global city : New York, London, Tokyo, Gollancz, 1991), François Ascher, Nouveaux principes de l’urbanisme, Éditions de l’Aube, 2008 ou Marc Augé, Non-lieux, Introduction à une Anthropologie de la surmodernité, Seuil, 2007, sur ces questions.
“Le devenir de l’urbain se décline aujourd’hui sur le mode du post-urbain”
“Alors qu’elle correspondait à une culture des limites, la voilà vouée à se brancher sur un espace illlimité, celui des flux et des réseaux, qu’elle ne contrôle pas”
Olivier Mongin, La condition Urbaine, La ville à l’heure de la mondialisation, Points, 2007
Un troisième repère est le contexte ou l’ancrage à partir d’un imaginaire socio-technique qui énonce une sorte de déni du corps ou de la chair dans un monde parcouru de réseaux numériques. L’univers des réseaux numériques projette une image du corps tout à fait particulière, un rapport à l’espace et au temps complètement replié sur lui-même où le corps pourrait s’affranchir des contraintes géographique. C’est le propos entre autre de l’imaginaire cyberpunk (Bruce Sterling mais aussi Philippe K. Dick, William Gibson, ou Neal Stephenson en littérature, New York 1997 (John Carpenter), Blade Runner (Ridley Scott – PKD, Videodrome ou eXitenZ (David Cronenberg), Matrix (Frère Wachowski)…) ou l’enveloppe charnelle devient encombrante sur les réseaux, est réduite à de la “viande”, et n’a plus de raison d’être puisqu’on y voyage sous forme électronique, et cet imaginaire est aussi l’origine de la figure du cyborg mi-homme/mi-machine. Dans la même veine, on retrouve la logique de l’avatar…
Voir à ce sujet David Le Breton, L’adieu au corps, Métailié, 1999.
Les Locative Media Arts prolongent clairement cet imaginaire, dans le sens où ils s’y réfèrent souvent, mais pour le contredire pour proposer une autre version, une autre critique du présent technologique où la dimension charnelle et physique du corps est complètement réhabilitée.
Et enfin un dernier jalon, en projetant l’expérience esthétique dans le milieu urbain, les Locative Medias Arts tissent de nouveaux liens entre l’art numérique et l’histoire de l’art et l’art contemporain puisqu’ils font écho aux arts contextuels, à l’esthétique de la marche et à l’esthétique cartographique.