Extrait de Gaetano Pesce, Cinq techniques pour le verre / L'expérience au CIRVA, Musées de Marseille - Réunion des musées nationaux, 1992, initialement publié dans L'architecture d'aujourd'hui, n° 210, 1980, p. 24-26.
Une analyse sommaire des objets shakers et leur comparaison à ceux de la production contemporaine nous permettent de mesurer combien la signification originale du mot design s’est émoussée et comment se sont modifiée nos modes de réflexion sur les objets, leurs concepteurs et leurs utilisateurs.
Les objets shakers évoquent en effet ce qu’a été le mode de vie d’une minorité, laissant imaginer quels furent ses fantasmes et ses délires, sa rigidité dogmatique et son militarisme débonnaire. Ces objets permettent d’apprécier combien la conception actuelle du design, liée à des préoccupations socio-économiques, s’est écartée de certaines capacités d’expression.
Le style shakers et son anticipation des violentes critiques émises par Loos contre la décoration permettent aujourd’hui de comprendre pourquoi et comment le standard est devenu image à respecter, le réduction des différences, but à atteindre, et l’internationalisme, modèle culturel à suivre.
Aujourd’hui, où nous avons touché le fond de l’internationalisme et du rêve technologique, nous ressentons un besoin à la différence qui s’exprime par une recherche de notre identité ; qui n’a aucune conscience de sa différence ne peut assumer son identité et en souffre, mais la recherche de notre identité ressemble à une partie de colin-maillard dans laquelle tous auraient les yeux bandés et tourneraient en rond, espérant en avançant saisir quelque chose et gagner ; mais, dans la recherche de l’identité, le gagnant est celui qui trouve l’inconnu, ce qui est rarement le cas. Nous préférons souvent éviter cette quête de l’inconnu, nous référer au passé et développer des constructions passéistes et nostalgiques ; et pourtant, contrairement à ce qu’affirment les authentiques nostalgiques – du moins ceux qui opèrent dans le champ de l’architecture –, nous ne recherchons pas une identité qui nous ramène en arrière mais une identité qui nous permette de vivre dans la réalité contemporaine.
Pourquoi un tel préambule ? Parce que ce qui se fait aujourd’hui dans le domaine du design provoque chez nous une forte impression d’indétermination ; parce que nous sentons que nous aurons à faire à quelque chose qui se répète indéfiniment sans jamais trancher avec l’internationalisme. Prenons un designer fonctionnaliste type, Klaus Schultz. Ses concepts étaient, à l’origine, que le design pouvait résoudre les problèmes de survie suivant un code de beauté planifié. Standard était pour lui synonyme de modernité et d’évolution et, dans ses meilleurs moments, notre designer luttait contre l’éclectisme ancien, pour l’évolution des idées, ce qui, dans son esprit, signifiait éliminer le « mauvais goût ». Il s’agissait de convaincre le public de l’univalence de cette vision et il n’y avait en fait aucune raison pour que le public n’acceptât pas ce qui était présenté comme une solution contemporaine. Tant que ses idées sont restées dans le domaine de l’idéologie missionnaire, Schultz n’a guère eu la vie facile, mais il a commencé à y voir clair quand ces mêmes idées ont commencé à faire référence aux réalités du design, donc à celle du marché ; inversement, le marché a commencé à comprendre Schultz quand il a uniformisé son langage et ses modes d’expression. Schultz a ainsi gagné du pouvoir, mais ce même pouvoir a fait de Schultz le tenant officiel de la vérité. Le design devint ainsi, avec l’aide de tous les Schultz du monde, un instrument classique de planification ; mais le design, par nécessité, pour garder sa vision et sa façon d’être, devait ignorer les progrès faits dans d’autres domaines de la connaissance et les préoccupations qui lentement apparaissaient en raison même des pertes d’identité provoquées. L’identité traditionnelle avait toujours été pour Schultz un faux problème et la nostalgie ne pouvait l’intéresser. Peut-être avait-il eu quelquefois raison, mais ses torts éclatèrent quand d’autres préoccupations relatives à de nouvelles formes d’identité se déclarèrent, prônant les droits à la différence, et des références beaucoup plus précises à des minorités.
Certains revendiquaient même le droit à exprimer ce que le conformisme de l’image avait réprimé. Plutôt que de chercher à comprendre, Schultz cria à l’inceste, se référant à sa morale qui prônait l’étranger, le lointain et l’international, au détriment du connu, du proche et du local. L’inceste était pour lui un fait provincial, relatif aux fadeurs esthétiques et générateurs de fantasmes apocalyptiques.
Schultz n’a pas pu, ou n’a pas su, faire la distinction entre réaction et évolution, entre différence et conformisme ; ça a été le début de son déclin, mais il n’a pas pour autant été vaincu, et ce qui lui restait d’irrationalité lui faisait comprendre que quelque chose se passait. Plutôt que d’observer, il a considéré l’événement à venir comme dangereux et il a organisé sa défense en développant des théories socio-psycho-économiques justifiant la validité de son moralisme ; mais aujourd’hui Schultz est presque aussi mort que ce moralisme. L’histoire de Schultz nous permet de comprendre que le fonctionnalisme n’a plus sa place dans le design (ni dans l’architecture) et que l’usure de l’idéologie rationaliste l’a condamné. Le design traditionnel doit être considéré à sa juste valeur, c’est à dire comme une marchandise qui, vidée de tout autre message autre que mercantile, ne se vendra plus que quelques temps ; mais le problème est ailleurs et le design pourrait être autre chose, quelque chose qui ne serait plus superflu mais nécessaire. Pourquoi ? Beaucoup de nos expressions ne peuvent rien signifier quant à nous-même, à nos espoirs, à notre vie ou à notre époque qui nous force à échanger des banalités abstraites produite par une société de masse en fait inexistante. À ces types de communication, nous en préférons aujourd’hui d’autres, plus restreints mais plus efficaces, ceux que nous pouvons entretenir avec ceux qui sont sur les mêmes longueurs d’ondes et que nous comprenons sans rester dans le vague. Il est certes préférable de bien communiquer avec peu de gens que mal avec beaucoup. Toute communication par le design signifie aujourd’hui communication par les moyens du design traditionnel qui peuvent s’enrichir d’autres modes d’expression propres à d’autres domaines. Le design était devenu spécialisation, mais spécialisation signifie solitude : le designer ne doit pas concevoir pour les seuls designers, non plus que l’architecte pour les seuls architectes. Nous faisons tous partie d’une minorité, et c’est avec cette nouvelle conscience de non-spécialisation que nous devons aborder le design.
L’un des aspects de notre travail ainsi perçu porte sur des modes d’expression obtenus avec des objets minoritaires. Qu’est ce qu’un objet minoritaire ? C’est celui qui signifie une différence géographique, culturelle, politique, affective ou religieuse, l’objet qui exprime une identité. Beaucoup d’objets anciens pourraient être qualifiés de minoritaires, mais seuls aujourd’hui les objets touristico-folkloriques le sont. L’identité ne peut s’exprimer par cartes postales, et l’assertion maintes fois entendue, « un même objet pour tous », n’est plus crédible. Les sièges, tout comme les lampes ou les automobiles, ne peuvent plus être étrangers aux cultures et aux pays ; ils doivent être différents pour chacun, ce qui implique une investigation des possibilités de production d’objets susceptibles de respecter non pas des critère d’égalité (comme dans les productions contemporaines) mais des critères de similitudes, c’est à dire des moyens de production en série laissant à l’objet une marge de variabilité formelle. Ces autres moyens de production pourraient par exemple laisser de plus grandes libertés aux caractéristiques dynamiques des matériaux ou aux interventions des personnes qui fabriquent. Un autre aspect, qui touche à ce débat, est celui des répercussions du territoire sur la production. Pour découvrir l’origine d’un objet, nous devons aujourd’hui déchiffrer l’étiquette ou la marque qui indique le « made in… », et souvent, lorsque nous la découvrons, nous sommes surpris parce que nous ne trouvons pas la relation entre le produit et le territoire sur lequel il a été réalisé. Il serait utile de mettre en rapport l’objet et le lieu. Une entreprise qui fabrique des machines à écrire dans le sud de l’Espagne devrait avoir une production différente de celle qui produit le même objet dans l’est de la France. Les deux objets servent à écrire, mais leur forme ou leurs matériaux devraient exprimer différemment leur origine géographique. Le designer ou l’architecte de Tokyo doit s’exprimer différemment de celui de Darmstadt, de Padoue ou de Rio. Ils ont des besoins différents de ceux de monsieur Schultz qui renonçait à lui-même au nom d’une société idéale et égalitaire, une société qui a échoué chaque fois qu’elle a voulu démontrer sa théorie. Nous préférons aux grandes réalités, aux grandes idéologies, le minoritaire ; à l’internationalisme, le local.