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Claire Leymonerie, Le design français a-t-il une histoire ?, 2016.

Extrait de l'introduction de l'ouvrage de Claire Leymonerie intitulé Le temps des objets. Une histoire du design industriel en France (1945-1980) paru en 2016.
Il s'agit du premier et seul ouvrage entièrement consacré au design français.
Dans son introduction, Claire Leymonerie déplore et explique cette lacune tout en livrant une analyse claire et synthétique des différentes approches, parfois conflictuelles, de l'histoire du design.


« (…) la littérature contemporaine consacrée à l’histoire du design (…) ne réserve à la France qu’une place restreinte, et ce d’autant plus qu’elle n’émane pas le plus souvent de chercheurs français. En Europe, le champ académique de l’histoire du design s’est longtemps structuré, en effet autour de la Grande-Bretagne, qui abrite la Design History Society et publie la principale revue scientifique consacrée à la discipline, le Journal of Design History.
L’histoire du design a donc des racines anglo-saxonnes. Ses pionniers sont Nikolaus Pevsner, historien d’origine allemande qui rejoint l’Angleterre dans les premières années du régime nazi, et Siegfried Giedion, qui fait ses études à Bâle avant d’émigrer, à la veille de la guerre, aux États-Unis, où il enseigne l’histoire de l’art au Massachusetts Institute of Technology et à l’Université de Harvard. Le premier pose dès 1936, dans son ouvrage Pioneers of the Modern Movement: from Morris to Walter Gropius, les jalons d’une histoire du mouvement moderne. Pour Pevsner, la modernité en matière d’art décoratif et d’architecture naît dans le giron du mouvement Arts & Crafts, déclinaison anglaise de l’art nouveau, en réaction aux dégradations esthétiques et aux divisions sociales induite par une révolution industrielle triomphante. Elle trouve son aboutissement dans la fondation, en 1919, à Weimar, du Bauhaus, école d’architecture et d’arts appliqués où se mène une intense réflexion sur la création d’un vocabulaire formel adapté aux conditions de la production industrielle, mêlée d’un projet de réforme sociale égalitaire et démocratique. Tandis que Nikolaus Pevsner conserve un cadre interprétatif issu de l’histoire de l’art, insistant sur le rôle de grandes personnalités et des avant-gardes, Siegfried Giedion livre pour sa part en 1948, dans Mechanization Takes Command: A Contribution to Anonymous History, le récit d’une modernité anonyme, résultant d’une évolution des sciences et des techniques dont la société dans son entier est partie prenante. Au-delà de ces deux auteurs qui continuent à faire figure de références pour l’histoire du design, les controverses qui ont marqué la discipline continuent de se dérouler dans la sphère anglo-saxonne. Elles opposent par exemple, à la fin des années 1950, Nikolaus Pevsner et son élève Richard Buchanan. Ce dernier se livre à une critique du mouvement moderne et de son idée fondatrice : la forme suit la fonction. Il montre combien le paradigme fonctionnaliste, encore dominant chez les designers et leurs théoriciens, est inopérant lorsqu’il s’agit de comprendre les formes des biens de consommation, soumises à d’incessantes transformations. Plutôt que de jeter l’anathème sur ces productions commerciales qui échappent aux critères du “bon goût” et de la “bonne forme”, il en souligne les valeurs propres, l’éphémère et la séduction, et se livre ainsi à un décryptage de la culture populaire. Plus récemment, Victor Margolin, professeur d’histoire du design à l’université de l’Illinois, conteste l’existence même de cette discipline. Selon lui, l’histoire du design a manqué de la réflexivité nécessaire à une définition claire de son objet, et a échoué à se doter d’une méthodologie. Il engage la discipline à procéder à une évolution comparable à celle qu’a connue l’histoire de l’art, en s’ouvrant à l’apport de disciplines variées – notamment la sociologie, l’anthropologie, la psychologie, la philosophie. Il invite à la création d’un champ des design studies, croisant les approches historiques et contemporaines sur les thèmes de la conception, de la production, de la distribution de l’usage des produits. En réponse à cette mise en cause radicale, l’historien anglais Adrian Forty défend au contraire le maintien d’une approche historique, mais souligne la nécessité pour l’histoire du design de procéder à une mise en contexte des objets et de rattacher leurs évolutions formelles aux cadres social, économique, politique et culturel dans lesquels ils sont produits. Cette approche, mise en œuvre par Adrian Forty dans son ouvrage de 1986 intitulé Objectsof Desire: Design and Society since 1750, est désormais très largement partagée par les historiens du design.
Les principales synthèses récentes consacrées à l’histoire du design sont donc signées par des auteurs anglo-saxons, le plus souvent britanniques, et la France n’y fait que de fugaces apparitions. L’architecte Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier, et sa revue L’Esprit nouveau, ainsi que l’Union des artistes modernes (UAM), figurent le plus souvent aux côtés du Bauhaus allemand, du constructivisme russe ou du mouvement hollandais De Stijl, parmi les acteurs essentiels du modernisme dans l’entre-deux-guerres. Les penseurs critiques des années 1960 et 1970, Roland Barthes et ses Mythologies, Jean Baudriallard et sa critique de la Société de consommation, Pierre Bourdieu et La Distinction, parce qu’ils y insistent sur la dimension symbolique des objets et des biens culturels, y sont fréquemment cités pour fonder intellectuellement le dépassement du fonctionnalisme par les mouvements postmodernes en design. De manière plus surprenante, les rares ouvrages français consacrés à l’histoire du design attribuent eux aussi une place extrêmement limitée à la France. Quatorze ans après son premier ouvrage consacré au sujet, Jocelyn de Noblet publie, en 1988, Design, le geste et le compas : il évoque l’art des ingénieurs incarné par Gustave Eiffel, le fonctionnalisme d’Ozenfant et Le Corbusier, mais ne présente pour la période des années 1950 que le travail des designers de mobilier et passe sous silence l’existence du design industriel français. Il faut donc s’en remettre à un ancien professionnel du design industriel, Raymond Guidot, qui pose, dans son Histoire du design de 1940 à nos jours, les jalons de la discipline en France, même s’il ne cache pas sa préférence pour les expériences italiennes. »

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