Ce texte est extrait de l'ouvrage de Otl Aicher, le monde comme projet, éditions B42, 2015.
Il est volontairement dénué de toute majuscule, tout comme dans l'édition papier, par respect pour le travail de l'auteur, qui supprimait lui-même les majuscules de tous les noms propres et noms communs.
« les chaises sont faites pour s’y asseoir. l’homme accomplit la plus grande partie de son travail en position assise. et, récemment, il a commencé à se déplacer dans cette position. nous sommes assis en voiture, en avion, en bus, en train. mais si quelqu’un venait à chercher une chaise pour sa voiture aux salons du meuble de milan ou de cologne, il n’en trouverait aucune. le designer contemporain n’a que faire d’une meilleure façon de s’asseoir, il s’intéresse à la chaise, à la chaise comme objet d’autoreprésentation, à la chaise comme expression créatrice, à la chaise comme œuvre d’art. que les designers puissent remplir des foires entières de leurs chaises sans produire une seule assise pour l’automobiliste constitue une déclaration de faillite culturelle.
l’incompréhension dont nous souffrons aujourd’hui est la suivante : le modernisme consisterait à utiliser de nouveaux matériaux, nous devrions penser acier, aluminium et verre. mais le plus bel entrepôt de matériaux modernes, rempli de tous les nouveaux profilés, de toutes les pièces préfabriquées – ainsi qu’on les nomme – de la civilisation technique, n’accouche pas du moindre objet technique, même les rails, qui ne sont que de purs profilés, ne présentent aucune valeur intrinsèque. tout dépend de la manière dont ils sont connectés, connectés avec des traverses, avec d’autres rails, de la manière dont ils sont encastrés dans un remblai aplani.
ce n’est pas le matériau qui produit un design novateur. charles eames en est un très bon exemple ; il n’a pas seulement recours à l’acier et au plastique, mais au bois, quantité de bois. un objet technique est un objet organisé. il faut lui donner une forme. en règle générale, l’intersection, le lien est plus important que pour le produit préfabriqué. savoir comment une partie est reliée à une autre, telle est la clé d’une structure technique, précisément lorsqu’il s’agit de forme supérieure d’organisation. le squelette humain n’est pas seulement composé d’os, mais encore d’articulations, de vertèbres. la forme de l’os définit sa qualité optimale. les articulations, les connexions déterminent sa flexibilité et donc sa fonctionnalité. je ne connais pas une seule école moderne de design où serait enseignée une méthodologie ayant trait à la combinaison de deux profilés. ils peuvent être combinés de manière rigide, semi-rigide, articulée, mobiles dans une dimension, mobiles dans deux dimensions, mobiles dans trois dimensions, soudés, engrenés, vissés, collés, rivetés ou bien liés.
un architecte contemporain, qui aspirerait à devenir un architecte moderne, ne peut guère avoir de statut culturel plus élevé. ses réalisations sont elles aussi composées de profilés, du gros œuvre jusqu’aux rampes. la jonction d’un montant avec une main courante est le résultat de profilés sciés, de l’assemblage de produits en acier préfabriqués. la mode esthétique aide à masquer la pauvreté spirituelle ; on développe un culte de la simplicité. le constructivisme ou le déconstructivisme est un assemblage d’éléments préfabriqués aux couleurs les plus primaires, rouge, jaune et bleu, noir et blanc.
charles eames suivait un autre principe que gerrit rietveld. à ses yeux, les matériaux devaient être déformés et non sciés, et le cœur de sa technique était l’assemblage. une chaise de rietveld, n’utilise que des éléments préfabriqués, des planches et des petites traverses. il n’est pas possible de voir comment tout cela est assemblé, on ne doit pas le voir. le premier ébéniste ou apprenti charpentier venu du plus lointain moyen âge aurait su que le bois ne peut être assemblé de force mais selon sa forme. il suffit de faire des entailles dans les traverses et de les imbriquer pour obtenir un assemblage solide, même sans clous. cependant, rietveld ne voulait à l’évidence pas concevoir de chaise, mais une sculpture spatiale selon les règles esthétiques de mondrian. c’est ainsi qu’un élément préfabriqué était cloué à un autre élément préfabriqué.
il tient presque de l’héroïsme de ne pas céder à cette aberration qui persiste encore de nos jours. charles eames appartient à cette poignée de héros, quand bien même il refuserait pareille allégation, pour la simple et bonne raison que l’autre technique, celle orientée non pas vers l’art, mais la construction, est utilisée partout, y compris dans une usine de bicyclettes. elle est normale et évidente, pour autant que l’on se tienne à l’écart des exigences du design contemporain. les meubles toutefois relèvent du domaine de la culture.
peut-être l’influence décisive qui s’est exercée sur eames provient-elle de son travail dans une usine, pendant la guerre, où il cintrait du contre-plaqué pour en faire des coques destinées au repos des jambes fracturées. il est aisé de mouler du contre-plaqué en deux dimensions. au moyen d’incisions adroites, eames obtint une déformation en trois dimensions. il commença à raisonner en terme de technique.
les premières chaises d’eames étaient en contre-plaqué cintré. les coques en bois devinrent ensuite des coques en plastique, qui débouchèrent sur de nouvelles séries de chaises, copiées des milliers de fois, mais jamais égalées.
comment combine-t-on une coque en bois, une coque en plastique avec un piètement tubulaire pour en faire une chaise ? on ne peut avoir l’idée d’utiliser des rondelles en caoutchouc que si on a eu l’opportunité de farfouiller dans des usines. son utilisation d’éléments moulés relève également de la technique. ils se révèlent plus appropriés à la répartition des forces que les profilés traditionnels. finalement, eames fit ses adieux aux pièces préfabriquées. les modèles qui suivront seront presque exclusivement constitués de pièces spécialement moulées. le production en série le permet. il en arriva à un autre standard technique, laissant derrière lui la manière de penser d’un marcel breuer produisant ses meubles en acier tubulaire, ou d’un mies van der rohe usant d’acier feuillard. une nouvelle esthétique voit le jour. le modernisme de la pure forme, censé camoufler une technique indigente, ne l’intéresse plus. sa conception de la modernité fait exploser la légitimité du matériau et de la pure forme, voie dans laquelle s’étaient égarés et isolés les anciens maîtres. eames se consacra à un design ingénieux, dans lequel il recherchait, par la mise en œuvre de la technique moderne, le meilleur moyen de répondre aux exigence ergonomiques. cela non sans aspirations esthétiques largement éprouvées.
pour l’avoir rencontré, je sais qu’eames accomplissait cela de façon décontractée. ce n’était pas un idéologue. il était trop curieux pour se laisser freiner, y compris par lui-même. la plus petite chose produisait une sensation à ses yeux. il ne négligeait rien, s’intéressait à tout, soutenu discrètement par ses amis industriels, entouré par les partisans d’un désordre culturel.
son studio était une petite usine. la séparation entre les ateliers de design et la production y était abolie. pour sa maison, un bijou de l’architecture moderne, il utilisait des éléments destinés traditionnellement aux constructions d’usines.
eames est le père de la chaise contemporaine. il a introduit l’aluminium moulé, le réglage de la hauteur, de l’inclinaison du siège, la coque moulée, les roulettes. mais sa véritable prouesse a été de montrer comment la technique et l’industrie pouvaient être utilisées pour progresser vers des concepts novateurs de design. il a réalisé les plus belles chaises, les plus beaux fauteuils et séries de sièges. mais la beauté en tant que telle ne l’intéressait pas, moins encore la mode artistique du moment. »