Traduction du texte original disponible sur le site de Jasper Morrison [https://jaspermorrison.com/publications/essays/test-publication-1].
Extrait de Super normal, Lars Müller Publishers.
« Je buvais une tasse de thé avec Takashi Okutani à Milan, pendant le salon du meuble de 2005, en parlant de nos projets en cours chez Muji. Je lui expliquais mon projet de couverts pour Alessi, et ce que je pensais de l’approche du design consistant à oublier le design, qui semblait être une manière de faire de plus en plus répandue.
Je lui ai raconté que j’avais vu les tabourets en aluminium de Naoto Fukasawa pour Magis et leur manière spécifique d’être normal, ce à quoi il ajouta : « super normal ». C’était ça, le nom de ce qui était en train de se passer, un parfait résumé de ce que le design devrait être, aujourd’hui plus que jamais.
Il y a quelques temps, j’ai trouvé de lourds verres à vin anciens soufflés à la main dans un bazar. Au début, j’avais juste été attiré par leur forme, mais, petit à petit, en les utilisant tous les jours, ils sont devenus davantage qu’une jolie forme, leur présence se manifestait de manière différente. Si j’utilise d’autres verres, par exemple, c’est comme si quelque chose manquait à l’atmosphère de la table. Quand je les utilise, cette atmosphère revient et chaque gorgée de vin est un plaisir, même si le vin ne l’est pas. Quand je les aperçois sur leur étagère, ils irradient quelque chose qui fait du bien. Cette part de présence dans l’atmosphère est la qualité la plus mystérieuse et insaisissable des objets. Comment se fait-il que tant d’objets n’aient pas la capacité d’avoir une influence bénéfique réelle sur leur environnement, et pourquoi ces verres, dont la fabrication intègre très peu de pensée spécifique au design ou aucun autre but que de réaliser un bon verre de vin ordinaire, y parvient ? Cela m’a préoccupé pendant des années et a influencé ma conception de ce qui est un bon design. J’ai commencé à mesurer mes propres productions à des objets comme ces verres et à ne plus m’inquiéter si le design semblait disparaître. Et même, un certain manque de visibilité est devenu une condition nécessaire.
Pendant ce temps, le design, qui reste très peu connu en tant que profession, est devenu une source majeure de pollution. Encouragé dans ce sens par les magazines lifestyle sur papier glacé et les services de marketing, il est devenu une sorte de compétition pour fabriquer des choses aussi remarquables que possible en termes de couleurs, de formes et de surprises. La raison d’être historique et idéaliste, d’œuvrer à la fois pour l’industrie et la consommation de masse au service du bonheur, de concevoir des objets faciles à fabriquer et qui rendent la vie plus belle, semble avoir été détournée. Le virus a déjà infecté l’environnement quotidien. Le besoin d’attirer l’attention qu’a le commerce constitue le vecteur privilégié de la maladie. Le design produit des objets qui ont l’air spéciaux, et qui veut du normal quand il peut avoir du spécial ?
C’est bien le problème. Ce qui a grandi naturellement et inconsciemment pendant des années ne peut pas se remplacer facilement. La normalité d’une rue pleine de boutiques qui se sont lentement développées dans le temps, offrant de nombreux produits et de nombreuses marques, est un organisme délicat. Il ne s’agit pas de dire que les vieilles choses ne doivent pas être remplacées ou que les nouvelles sont forcément mauvaises, mais simplement que celles qui sont conçues pour attirer notre attention ne sont en général pas satisfaisantes. Il y a de meilleures façon de faire du design que de concevoir quelque chose qui a l’air spécial. Ce qui est spécial est en général moins utile que ce qui est normal, et moins gratifiant à long terme. Les objets spéciaux retiennent l’attention pour de mauvaises raisons, et rompent potentiellement la qualité d’une ambiance par leur présence maladroite.
Les verres de vins indiquent quelque chose au delà du normal, parce qu’ils transcendent la normalité. Il n’y a rien de mal avec le normal bien sûr, mais le normal est le produit d’une époque antérieure, moins consciente d’elle-même, et les designers qui travaillent à remplacer l’ancien par un nouveau qu’on espère meilleur, le font sans les avantages de l’innocence que le normal requiert. Les verres de vin et les autres objets du passé révèlent l’existence du Super normal, comme si on aspergeait de peinture un fantôme. On sent que c’est là, mais c’est difficile à voir. L’objet Super Normal est le résultat d’une longue tradition dans l’évolution des formes quotidiennes, qui ne cherchent pas à rompre avec l’histoire des formes mais plutôt à essayer de les résumer, en sachant quelle est leur place dans cette l’histoire. Le Super normal est ce qui remplace artificiellement le normal Avec du temps et de la compréhension, il viendra peut-être se greffer à la vie quotidienne. »