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Jean Baudrillard, « Bois naturel, bois culturel », 1968.

Jean Baudrillard, « Bois naturel, bois culturel », Le Système des objets, Gallimard, 2009 (1968), p. 42-52.


« (…). Le bois par exemple, si recherché aujourd’hui par nostalgie affective : car il tire sa substance de la terre, il vit, il respire, il “travaille”. Il a sa chaleur latente, il ne fait pas que réfléchir comme le verre, il brûle par le dedans ; il garde le temps dans ses fibres, c’est le contenant idéal, puisque tout contenu est quelque chose que l’on veut soustraire au temps. Le bois a son odeur, il vieillit, il a même ses parasites, etc. Bref, ce matériau est un être. Telle est l’image du “plein chêne” qui vit en chacun de nous, évocatrice de générations successives, de meubles lourds et de maisons de famille. Or, la “chaleur” de ce bois (et aussi bien de la pierre de taille, du cuir naturel, de la toile écrue, du cuivre battu, etc., tous ces éléments d’un rêve matériel et maternel qui alimentent aujourd’hui une nostalgie du luxe), garde-t-elle aujourd’hui son sens ?
De nos jours, toutes les matières organiques ou naturelles ont pratiquement trouvé leur équivalent fonctionnel dans les substances plastiques et polymorphes : laine, coton, soie ou lin ont trouvé leur substitut universel dans le nylon ou ses innombrables variantes. Bois, pierre, métal cèdent la place au béton, formica et polystyrène. Il n’est pas question de renier cette évolution et de rêver idéalement de la substance chaleureuse et humaine des objets de jadis. L’opposition substances natures/substances de synthèse tout comme l’opposition couleur traditionnelle/couleur vive, n’est qu’une opposition morale. Objectivement, les substances sont ce qu’elles sont : il n’y en a pas de vraies ou de fausses, de naturelles ou d’artificielles. Pourquoi le béton serait-il moins “authentique” que la pierre ? Nous éprouvons des matières synthétiques anciennes telles que le papier comme tout à fait naturelles, et le verre est une des matières les plus riches qui soient. (…).
L’important est de voir, en dehors des perspectives immenses que ces matières nouvelles ont ouvertes à la pratique, en quoi elles ont modifié le “sens” des matériaux.
De même que le passage aux tonalités (chaudes ou froides ou intermédiaires) signifie pour les couleurs un dégagement de leur statut moral et symbolique vers une abstraction qui rend possible la systématique et le jeu, de même la fabrication de synthèse signifie pour le matériau un dégagement de son symbolisme naturel vers un polymorphisme, degré d’abstraction supérieure où devient possible un jeu d’association universelle des matières, et donc un dépassement de l’opposition formelle matières naturelles/matières artificielles : il n’y a plus de différence “de nature” aujourd’hui entre la paroi de thermoverre et le bois, le béton brut et le cuir (…), ce sont tous au même titre des matériaux-éléments. Ces matériaux en soi disparates sont homogènes comme signes culturels et peuvent s’instituer en système cohérent. Leur abstraction permet de les combiner à merci.

La logique de l’ambiance.

(…) c’est parce que les meubles sont devenus éléments mobiles dans un espace décentralisé, c’est parce qu’ils ont une structure plus légère d’assemblage et de placage qu’ils requièrent en même temps des bois plus “abstraits” : teck, acajou, palissandre ou bois scandinave*. Et il se trouve que la couleur de ces bois n’est plus aussi celle traditionnelle du bois, mais apparaît dans des variantes plus claires, plus sombres, souvent vernies, laquées ou volontairement “brutes”, peu importe : la couleur comme le matériau sont abstraits et l’objet d’une manipulation mentale, en même temps que le reste. Tout l’environnement moderne passe ainsi en bloc au niveau d’un système de signes : l’AMBIANCE, qui ne résulte plus du traitement particulier d’un des éléments. Ni de sa beauté, ni de sa laideur. Ceci valait pour le système incohérent et subjectif des goûts et des couleurs, dont “on ne discute pas”. Dans le système cohérent actuel, c’est au niveau des contraintes d’abstraction et d’association que se situe la réussite d’un ensemble. (…). Il n’est pas jusqu’au vieil objet, jusqu’au meuble rustique “en plein bois”, jusqu’au bibelot précieux ou artisanal qui ne rentre dans le jeu et ne témoignent de la possibilité illimitée d’intégration abstraite. Leur prolifération actuelle n’est pas une contradiction au système : ils y entrent très exactement comme les matières et les couleurs les plus “modernes” à titre d’éléments d’ambiance. (…) la cohérence n’est plus ici celle, naturelle, d’une unité de goût : c’est celle d’un système culturel de signes. Même une pièce “provençale”, même un salon Louis XVI authentique ne témoignent que d’une vaine nostalgie d’échapper au système culturel contemporain : l’une et l’autre sont aussi loin du “style” dont ils se réclament que n’importe quelle table en formica ou siège en skaï et fer noir. La poutre au plafond est aussi abstraite que le tube chromé ou la paroi d’Emauglas. (…) Que ce système soit affecté en même temps de connotations idéologiques et de motivations latentes, c’est certain, (…). Mais que sa logique – celle d’une combinatoire de signes – soit irréversible et illimitée est indéniable. Nul objet ne peut s’y soustraire, de même que nul produit n’échappe à la logique formelle de la marchandise. »

* Bois techniquement mieux adapté au placage et à l’assemblage que le chêne : certes. Il faut dire aussi que l’exotisme joue ici le même rôle que le concept de vacances dans les couleurs vives : un mythe d’évasion naturelle. Mais au fond, l’essentiel est qu’à cause de tout cela , ces bois soient des bois “seconds”, qui portent en eux une abstraction culturelle, et puissent ainsi obéir à la logique du système.

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