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Alvar Aalto, Sur la materia, 1970

Extrait de « Des relations entre les arts plastiques », 1970, in La Table blanche et autres textes, Parenthèses, 2019, p.244-247.

« L’architecture, la peinture et la sculpture sont liées dans la mesure où elles sont toutes les trois des expressions de notre psyché fondée sur la materia.
Le mot materia évoque bien sûr principalement la matière au sens concret, mais il a en même temps pour moi un sens plus large, car il implique aussi la transformation d’une activité purement matérielle en un processus intellectuel. Des pans essentiels de la civilisation se fondent sur la materia. Je pense que ce mot sublime est finalement ce qui lie les trois arts, architecture, peinture et sculpture.
Ce ne sont pas les esquisses et les similitudes formelles superficielles qui déterminent à elles seules leurs influences réciproques, mais aussi la materia, la rencontre spirituelle avec les matériaux utilisés.
Dans mon travail, je ne vois pas de lien autre que matériel entre ces trois arts. Que je fasse des esquisses ou que je peigne à l’huile ou à l’aquarelle, j’expérimente des matériaux. On peut par exemple, avec des couleurs à l’huile, procéder par à-plats ou travailler en pleine pâte, en jouant sur l’épaisseur des couches. Pour moi, la peinture à l’huile combine la couleur et le relief. Avec l’aquarelle, je n’œuvre qu’en coloriste, bien que cette technique soit également lié à la matière, à l’interaction entre le papier, l’eau et le mélange des couleurs. Pour l’architecte, « travailler avec les matériaux » est d’une importance primordiale. Il me faudrait vaincre bien des difficultés si je décidais de sculpter du bois sans tenir aucun compte de son grain ou de la structure de ses fibres. Celle-ci, tout comme le caractère propre du vieil arbre utilisé, détermine à mes yeux la forme définitive de l’œuvre. L’élément qui lie les trois art est la matière, la rencontre avec les matériaux, en un mot la materia.
La matière est trait d’union. Elle rassemble. Tous les arts ont un fondement matériel et doivent régler la question de leur rapport à la matérialité. Ce dernier laisse ouvertes toutes les possibilités de synthèse harmonieuse, car en fin de compte les trois arts ne font qu’un, leurs méthodes de travail et le résultat, même, sont identiques si l’on accepte de voir les choses dans une plus vaste perspective. L’art est un processus permanent de sublimation du traitement de la matière — pas seulement à ses propres fins, mais pour satisfaire aux besoins de l’homme.
(…)
Le bois est le matériau naturel le plus proche de l’homme, aussi bien biologiquement que par son importance dans les cultures primitives. L’homme a utilisé très tôt ce matériau relativement facile à travailler pour délimiter son espace de vie, et nous pouvons supposer que le bois a joué bien avant le langage un rôle essentiel dans la civilisation. Il est utilisable par l’homme tout au long de son cycle de vie. Matériau d’origine des constructions les plus anciennes et inspirateur du génie de l’architecture, il est encore aujourd’hui, dans de nombreux pays, le matériau de base le plus commun. Bon nombre de mes confrères considèrent le bois comme le matériau naturel de notre pays nordique. Ce n’est pas tout à fait vrai, on ne s’en sert plus autant qu’avant dans les régions froides, car presque toutes les villes finlandaise en bois ont été au moins une fois totalement détruite par des incendies. Je l’utilise certes, mais pas pour des raisons sentimentales, et pas dans la majeure partie de mes ouvrages. En tant que matériau intemporel dont la tradition remonte à la nuit des temps, il reste cependant précieux, non seulement architecturalement, mais aussi psychologiquement et biologiquement. Le professeur danois Edvard Thomsen m’a dit un jour : « beaucoup de gens croient que l’architecture moderne est liée aux nouveaux matériaux synthétiques, mais toi, tu réalises des bâtiments tout à fait modernes avec des matériaux anciens. » Cette déclaration n’a rien pour me déplaire, car je pense moi aussi que le mystérieux terme d’architecture moderne ne peut être assimilé sans ambages au plexiglas et aux matières plastiques. Pour moi, le bois est davantage un matériau biologique que traditionnel ; son travail signifie autre chose pour moi que pour un homme du Moyen Âge, par exemple. Le bois était alors utilisé pour la sculpture, dans le nord, car on ne connaissait ni le marbre ni le bronze. On le taillait comme s’il n’avait été qu’une masse neutre. À mes yeux, il est bien plus que cela : c’est un matériau vivant, constitué de fibres subissant une croissance, un peu comme les muscles humains. C’est pour cela que je ne peux pas sculpter des figures dans le bois comme dans du fromage. Les formes que je crée épousent — ou tentent d’épouser — la structure qui résulte de cette croissance du matériau. J’ai envoyé une fois une de mes sculptures sur bois à l’un de mes amis, qui se trouve être un des grands physiciens de notre temps. Il m’a adressé peu après une lettre surprenante, dans laquelle il disait : “je viens de terminer mon étude sur les molécules et il me paraît possible qu’il n’existe pas de molécules isolés, mais uniquement des chaînes de molécules, dont les fibres du bois sont un symbole à plus grande échelle.”
(…)
La pierre : prenons par exemple le granite des Alpes, qui est lui aussi dans de nombreux pays un matériaux traditionnel, et le marbre de Carrare, matériau de base des architectures monumentales. La pierre est également un produit de la nature, mais beaucoup plus ancien que les arbres qui nous entourent. Il ne faut pas pour autant la traiter sans subtilité. Selon sa porosité, les formes tant architecturales que sculpturales qu’elle engendrera seront différentes. L’aspect « biologique » du matériau n’est peut-être pas aussi évident pour la pierre que pour le bois, mais il est néanmoins présent. J’ai vu des façades de marbre qui semblaient faites de plomb blanc parce que la nature du matériau avait été mal comprise. Ici comme ailleurs, les formes doivent s’adapter en souplesse à la structure du matériau, tout comme ses subtiles variations de couleur. Je suis toujours fasciné de voir bouillir du métal — par exemple du bronze — chauffé à une température de plusieurs milliers de degrés. Il prend alors d’autres formes que lorsqu’on le coule dans un moule en plâtre, par exemple. Les alliages de métaux sont des matériaux jeunes, techniquement créés par l’homme, mais ils possèdent malgré tout à l’état brut une forme qui devrait influer sur leur traitement artistique.
Je voudrais évoquer un dernier élément : la couleur. Elle dépend des matériaux et détermine dans une certaine mesure les formes adoptées. La peinture à l’huile, qui est l’un des matériaux les plus récent de l’art classique, ne possède pas seulement une couleur, mais aussi une épaisseur qui produit sur la toile un effet de relief.
Les fabricants industriels et semi-industriels inondent chaque année le marché de nouveaux produits synthétiques. Le « matériaux » exige cependant du temps et toutes les nouveautés ne sont pas suffisamment développées pour que l’homme puisse en tirer le maximum. L’architecture moderne n’implique pas d’utiliser de nouveaux matériaux bruts ; l’essentiel est d’humaniser la matière. »

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