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Rem Koolhass, Elia Zengelis, Zoé Zengelis « Exodus ou les prisonniers volontaires de l’architecture », 1972. Traduction figurant dans Frédéric Migayrou, Architecture Radicale, IAC Villeurbanne, 2001.

Il était une fois une ville qui fut divisée en deux.
Bien sûr, une partie devint la “bonne” moitié, et l’autre la “mauvaise”. Les habitants de la mauvaise moitié commencèrent à arriver en masse dans la “bonne” partie, créant finalement un mouvement d’exode urbain.
Mais suite à l’échec de toutes les tentatives pour stopper cette migration indésirable, les dirigeants de la “mauvaise” partie utilisèrent l’architecture de manière désespérée et sauvage ; ils construisirent une muraille autour de la bonne partie de la ville pour la rendre complètement inaccessible à leurs sujets.

Le centre
Le toit de la salle de réception, accessible de l’intérieur, et la très haute plateforme d’où l’on pouvait apercevoir les manifestations physiques de l’endroit dans toute sa splendeur.
De plus, de ce toit, on pouvait assister à la déchéance exaltante du Vieux Londres.
Un escalator géant en descendait, menant à cette partie de Londres qui devait être contenue dans les limites du district (principalement l’œuvre de Nash, le prédécesseur conceptuel).
Sur l’autre versant du toit (ouest) se trouvait le quartier des cérémonies qui était complètement vide, à l’exception de l’intrusion d’un canal et du mât de brouillage, qui protégeait les habitants de l’exposition aux déchets mentaux du Reste du Monde.
Le mur était un chef-d’œuvre. À l’origine, cela n’était rien de plus que quelques fils barbelés, grossièrement jetés sur une frontière imaginaire ; ses effets symboliques et psychologiques avaient infiniment plus d’impact que son apparence.
Ceux qui étaient prisonniers, abandonnés dans la lugubre “mauvaise” partie furent obsédés, en vain, par l’idée de s’échapper.
Et comme très souvent avant l’histoire de l’humanité, l’architecture avait été un moyen d’apporter ce désespoir, et cela aurait été une force aussi définitive, intense et dévastatrice si elle avait été utilisée à de bonnes fins.
La division, la séparation, l’isolation, l’inégalité, l’agression et même la paranoïa : le sens négatif de ces concepts peut être totalement renversé pour décrire les thèmes et stratégies qui constituaient une guerre architecturale sur des conditions (i.e. les conditions qui nous entourent).
Il s’agirait d’une architecture engagée non pas vers de timides changements, mais vers l’éradication du mal et son remplacement par des solutions intensément désirables.
Les habitants de cette architecture — ceux qui étaient assez forts pour l’aimer — étaient en quelque sorte ses prisonniers volontaires.
Ils ne pouvaient être qu’enviables.
Cette étude déclare la guerre architecturale à Londres.
Le centre de Londres est parcouru par un grand boulevard d’intense désirabilité métropolitaine.
Pour mettre en scène et protéger la différence absolue, il faut construire un mur pour enclore les perfections de cette zone architecturale et sociale.
Les premiers détenus supplieraient rapidement pour y être admis. Leur nombre gonflerait vite, se transformant en un flux incessant.
Nous sommes témoins de l’Exode de Londres.
Une fois à l’intérieur, le métabolisme du district, son extension, sa perfection et sa défense, seraient d’abord presque le seul centre d’intérêt des colons urbains.
La structure physique existante de la vieille ville ne pourrait pas supporter l’intensité continue de cette compétition sans précédent.
La ville de Londres, telle qu’on la connaît, ne serait plus qu’un tas de ruines.
Neuf carrés sont dessinés avec divers degrés de détails.
La quartier central n’est que la partie la plus intense du complexe bien plus large de l’enclave architecturale. À l’intérieur du district central, le plan et l’axonométrie montrent, de l’ouest vers l’est (chacun contenant leur propre carré) :
1. La condition de Pointe : le point de contact maximum avec le vieux Londres. C’est là que se développe visiblement le progrès architectural de la zone.
2. Le lotissement : petites parcelles de terre individuelles pour équilibrer la prépondérance des installations collectives.
3. La place des cérémonies pavée de marbre.
4. Le quartier de réception : c’est là que l’on présente aux nouveaux arrivants les mystères de la citoyenneté du district.
5. Un escalator descend dans la partie de Londres que l’on protège (Nash) en tant que vestige du passé.
6. Les Bains. Institut pour la création et la mise en œuvre des fantasmes.
7. Le Parc de l’Air, du Feu, de l’Eau, de la Terre.
8. La place de la Culture (British Museum).
9. L’Université.
10. Le complexe de la recherche scientifique.

La pointe du district
Le front de la guerre architecturale menée contre le vieux Londres. Juste derrière le front, dans la sécurité relative des tranchées urbaines, on planifie le progrès au jour le jour. Les changements de dernière minute sont arrangés dans un processus d’improvisation, dicté par le mouvement inévitable et la volonté d’être de l’architecture même.

Le lotissement
Dans cette partie du district, les habitants peuvent posséder une petite parcelles de terre pour leurs cultures privées ; ils ont besoin de se remettre, en privé, des exigences requises par le collectivisme intense et le style de vie communal.
Les maisons dans ces lots sont construites avec les matériaux les plus beaux et les plus chers : marbre, chrome (petits palais pour le peuple).
Les journaux sont interdits, les radios mystérieusement en panne, tout le concept d’information est ridiculisé par la dévotion patiente à labourer les lots, à les brosser, les polir et les embellir.

Le Parc des quatre éléments.
Le parc est divisé en quatre parties carrées.
Le premier carré, “l’air” est constitué de nombreux pavillons aux réseaux de conduits sensibles très élaborés, qui émettent divers mélanges gazeux et peuvent créer des expériences aromatiques variées.
Des états d’exaltation, de dépression, de sérénité, de réceptivité peuvent être provoqués de façon invisible, par des séquences et rythmes programmés ou improvisés. De taille identique au précédent, mais submergé en dessous du niveau du district, se trouve “le désert”, une reproduction artificielle du paysage égyptien, simulant ses conditions hallucinogènes : une petite oasis, un organe de feu, replaçant le soleil.
Au fond de quatre cavernes linéaires, des machines-mirages projettent des idéaux désirables mais intangibles.
Le secret de la chambre au trésor inexistante dans la pyramide sera gardé à jamais. (Ses concepteurs ont-ils été exécutés ?)
Plus profondément dans les terres, se trouve encore le carré de l’eau, un bassin dont la surface est agitée en permanence par le mouvement régulier mais variable de l’un de ses murs, qui produit des vagues aux proportions parfois gigantesques.
Le quatrième carré, au bas de la fosse, est consacré à la “terre”.
Une partie de la pierre originale reste dans la forme du Mont Cervin, le sommet arrivant exactement au niveau de la surface du district.
Un examen détaillé des parois de la cavité dévoile des indices du passé.
Une partie d’une ligne de métro déserte s’immisce dans le volume.

Les bains.
Les Bains servent à créer et à recycler les fantasmes privés et publics. Hormis les deux bassins carrés (à différentes températures, différents tempéraments) et le principal receveur submergé, le rez-de-chaussée entier est un endroit d’action publique et de manifestation.
Les deux longs murs du bâtiment sont constitués d’un nombre infini de cellules de tailles variées dans lesquelles les individus, les couples, ou les groupes peuvent se retirer. Les cellules sont mises en service pour faciliter l’assouvissement et la matérialisation de leurs désirs. Dans l’arène, ils en font la démonstration devant un public difficile mais impatient, constitué de leurs concitoyens. C’est là que se ressourcent les esprits. Inspirés par la démonstration, le public descend au rez-de-chaussée, à la recherche de personnes désireuses et capables de partager.

Le carré du Musée.
Ce lieu est consacré à l’évolution, à l’exposition, au rassemblement de la création artistique.
Une surface aux dimensions importantes et à la substance sensuelle, comprend trois bâtiments et beaucoup d’espace pour contenir les artefacts de l’homme.
Le premier bâtiment, un legs du passé, abrite une collection impressionnante de productions artistiques, depuis l’aube de la culture, jusqu’aux derniers jours.
Le second assure le maintien de l’exposition de la création actuelle.
Et enfin, dans le troisième, on recherche la création, dans une école pour tous avec toutes les muses vivant dans le centre.

L’endroit où se fait l’histoire scientifique.
Toute recherche, toute expérience, toute pensée est accessible à tous et compréhensible par tous. Le lieu est divisé en quatre carrés. Dans ces carrés, les bâtiments sont érigés de façon à garantir l’évolution perpétuelle de la Médecine, de la Science et de la Technologie. Le quatrième carré est un jardin. La bâtiment cruciforme accueille les scientifiques en déplacement et les inventeurs.
Pour exprimer leur gratitude éternelle, les prisonniers volontaires chantent une ode à l’Architecture dans laquelle ils sont à jamais enfermés :
“De ce terrible paysage
Que jamais œil mortel ne vit
Ce matin encore l’image,
Vague et lointaine, me ravit…”

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