« la littérature sur Aalto ne cesse de souligner l’importance de la lumière dans son architecture. Par lumière, on entend dans ce cas habituellement la lumière du jour et ses applications. Le climat finlandais et ses conditions de luminosité, cependant, font de l’éclairage électrique un élément intrinsèque de l’intérieur, de sa fonctionnalité et de son ambiance. »
L’attention d’Aalto à la lumière est constante, et va bien au delà du climat finlandais et ses conditions de luminosité ou de la conception même de luminaire.
Il écrit par exemple, à propos des chaises à tubulures métalliques de Breuer : « (…) aucun objet de notre cadre de vie quotidien ne devrait réfléchir trop violemment la lumière ni réverbérer désagréablement les sons etc. Un objet tel qu’une chaise, qui est en contact direct avec l’homme, ne devrait pas non plus être trop conducteur de chaleur. Je m’en tiendrai à ces trois propriétés qui ne sont guère le fort des chaises en tube d’acier. »
Il pose un regard très critique sur la qualité de l’éclairage industriel de son temps. Il reproche à la plupart de ces luminaires d’être, certes très adaptés en termes de conception à la fabrication industrielle, mais de fournir un éclairage de mauvaise qualité, ou très peu efficace ou encore de dissimuler ses défauts sous des artifices formels douteux.
« Dans le domaine de l’éclairage, le modernisme s’est principalement manifesté sous la forme de cubes opales ou de globes de porcelaine d’une blancheur éblouissante, ce qui ne veut pas dire que les créateurs réellement épris de rationalité ne soient pas souvent parvenu au même résultat. Un globe de porcelaine fermé, imperméable à la poussière, doté d’une tige nickelée, est sans aucun doute acceptable d’un point de vue industriel. Il l’est déjà un peu moins sous l’angle de l’efficacité de l’éclairage. Mais l’élément qui est le plus souvent totalement ou du moins très largement négligé est la qualité de la lumière. Qu’entendons-nous par là ? La lumière est un phénomène dont l’homme a en permanence besoin. Sa bonne qualité est donc plus importante que si il s’agissait d’un objet avec lequel il n’est en contact que par intermittence. La situation est la même qu’ailleurs : un degré de perfection acceptable pour ce qui concerne les aspects purement technique — les appareils et leurs pièces mobiles ainsi que leur mode de fabrication, etc. ont été à de nombreux égards traités de manière rationnelle —, mais un désintérêt pour la fonction principale de l’éclairage, qui est d’être au service de l’homme, ainsi que pour son adaptation à l’hygiène de l’œil et, plus généralement, pour sa qualité du point de vue humain. C’est dans ce domaine plus que dans tout autre que l’on a tenté de pallier les défaillances en introduisant de manière inorganique « un supplément de forme ». On a utilisé, pour rendre les luminaires plus hospitaliers, des abat-jour anglais en parchemin ornés de gravures de Piranèse ou autre. Le modernisme a de même donné naissance à d’innombrables lustres pittoresques, bougies en porcelaine, lampes encastrés dans le plafond, etc. Négliger l’examen rationnel de la question (quant à l’hygiène de l’œil et, au-delà, à l’adaptation de l’éclairage à nos problèmes psychologiques) n’est peut-être pas un péché qui saute aux yeux dans un logement ordinaire. »
Deux exemples peuvent nous donner une idée dont Alvar Aalto abordait la question de la lumière de manière spécifique en fonction de ses bâtiments.
Le sanatorium de Paimio
« Mais si nous délaissons les questions de détail pour prendre par exemple le cas d’un hôpital, lieu où nous avons affaire à des individus ou à des groupes d’individus en état de faiblesse, nous voyons immédiatement qu’il est impossible de compenser les carences par ce genre de remède de confort. Les personnes affaiblies par la maladie souffrent plus que les autres de troubles psychiques et d’un manque de résistance physique proche du psychique (irritation du nerf optique, par exemple). J’ai eu l’occasion de travailler sur un projet de ce type. Il en est ressorti, en premier lieu, que l’éclairage utilisé à l’hôpital, des luminaires blancs opalisés, étaient tout à fait inadaptés et surtout psychiquement perturbant, même lorsque son effet aveuglant était réduit. L’emplacement classique des luminaires, au centre du plafond, doit être radicalement modifié et l’éclairage général des pièces conçu en fonction des besoins d’un patient affaibli, de sa position couchée, etc. Toute solution est en un sens un compromis, auquel il est plus facile de parvenir en s’intéressant à l’homme dans son pire état de faiblesse.
Un important problème doit être souligné en ce qui concerne la possibilité de créer un luminaire ou un éclairage humains. L’on a que très rarement l’occasion d’aller, dans l’étude de la qualité de la lumière, jusqu’à une analyse spectrale. L’on peut bien sûr encore moins souvent élaborer un éclairage dont le spectre soit parfaitement adapté à l’homme. La difficulté est d’autant plus grande qui il y a entre la lumière du soleil et la lumière artificielle une énorme différence quantitative. Il a été suggéré qu’une lumière artificielle présentant le même spectre que la lumière du jour ne donnerait pas de bons résultats, car l’homme a besoin en quantité variable de différentes composantes de la lumière solaire. Il a aussi été dit, dans le même ordre d’idées, que la flamme jaune d’une bougie et la tendance des décoratrices d’intérieur à aviver leurs éclairages grâce à des chiffons de soie jaune était plus proche de l’instinct humain que l’électricien avec son luxmètre et sa conception standardisée de la « lumière blanche ».
Nous pouvons donc nous associer aux critiques qui considèrent que l’éclairage rationnel d’une pièce est en grande partie inhumain. Mais rien que l’exemple de l’hôpital montre que l’on n’améliorera pas la situation par la conception de luminaires formalistes, qu’ils soient moderne ou traditionnels. En travaillant sur les formes, nous aboutiront peut-être à des artifices pittoresques (des lampes à l’aspect séduisant lorsqu’elles sont allumées, etc.), mais nous ne pouvons pas bâtir sur un tel dilettantisme une doctrine de l’éclairage adapté à l’ère de l’électricité. Nous devons au contraire élargir notre analyse rationnelle au traitement des nombreuses exigences liées à la question. Nous ne devons pas seulement examiner de manière rationnelle les aspects techniques et hygiéniques, mais explorer en détail les besoins touchant à la santé de l’individu, et ce jusqu’aux confins de la psychologie et même au-delà, pour autant que nous en soyons capables. »
La bibliothèque de Viipuri (Vyborg), 1927-1935.
« Le principal problème, dans une bibliothèque, est celui de l’œil humain. Le bâtiment peut être bien conçu et techniquement fonctionnel même en l’absence de solution à ce problème, mais il ne sera pas humain et architecturalement achevé si sa fonction humaine première, qui est de permettre de lire des livres, n’est pas correctement assurée. L’œil ne représente qu’une infime partie du corps humain, mais il en est l’organe le plus sensible est peut-être le plus important. L’utilisation d’une lumière naturelle ou artificielle dommageable ou inadaptée à l’œil humain est conceptuellement réactionnaire, quelque soit par ailleurs la valeur architecturale du bâtiment.
La lumière du jour entrant par des fenêtres ordinaires n’atteint qu’une partie d’une grande pièce. Même si celle-ci est suffisamment éclairée, la lumière sera variable et inégalement répartie. C’est pourquoi l’on utilise en général des éclairages zénithaux dans les bibliothèques, musée et autres bâtiments similaires. Mais, sans aménagement supplémentaire, une verrière de même superficie que la pièce donne trop de lumière. Dans la bibliothèque de Viipuri [Vyborg], le problème a été résolu grâce a de nombreux lanterneaux circulaires, construits de manière à obtenir une lumière du jour pouvant être qualifiée d’indirecte. Ces lanterneaux sont rationnels car on n’a utilisé qu’un seul élément en verre. (Chacun d’eux est constitué d’un cône à parois de béton uniquement couverte d’une espèce de vitre sans cadre.) Ce système est aussi humainement rationnel, car il donne une lumière adaptée à la lecture, mitigée, reflétée et adoucie par les lanterneaux. En Finlande, l’angle d’élévation du soleil et d’un peu moins de 52 degré. Les cônes ont été conçus de manière à ce que la lumière du soleil reste toujours indirecte. Leur surface diffractent la lumière dans des millions de direction. Théoriquement, un livre ouvert est donc éclairé de toutes parts et l’on évite ainsi le reflet gênant pour l’œil des pages blanches. (Le reflet éblouissant des pages d’un livre est l’un des phénomènes qui fatigue le plus de lecteurs.) Ce système d’éclairage élimine également les ombres, quelque soit la position du lecteur. Le problème de la lecture n’est pas qu’oculaire — une lumière adaptée permet aux lecteurs d’adopter différentes positions et autorise tous les rapports souhaitables entre l’œil et le livre. Aussi bien culturellement que physiquement, lire exige une concentration particulière : l’architecture a pour devoir d’éliminer tous les éléments perturbateurs.
Il est possible de déterminer par des méthodes scientifiques les types et les quantités de lumière les mieux adaptés à l’œil humain, mais lorsque l’on construit une pièce, les solutions doivent faire appel à toutes les composantes de l’architecture. Dans cette bibliothèque, le système d’éclairage zénithal découle de la conception du toit (une pièce de près de 18 mètres de large a besoin d’une structure dont les poutres sont suffisamment hautes pour permettre la mise en place de cônes profonds) ainsi que des limites propres aux structures horizontale en verre.
Toute solution architecturale doit procéder d’un motif humain étayée par une analyse, mais ce motif se trouvera matérialisé dans une structure qui sera peut-être le résultat de circonstances extérieures. Les exemples mentionnés ici sont des problèmes minimes. Mais ils touchent de près à l’homme et revêtent de ce fait bien plus d’importance que de nombreux problèmes de plus grande envergure »
Extrait de « Humaniser l’architecture », The Technology Review (Cambridge), novembre 1940, in La Table blanche et autres textes, p. 105-108.