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Emilio Ambasz, traduction de l’introduction du catalogue d’exposition Italy: The New Domestic Landscape, achievements and problems of Italian design, 1972.

[Pages 19-21]

L’émergence de l’Italie comme force dominante du design des produits de consommation de la dernière décennie a influencé le travail de tous les autres pays européens et produit aujourd’hui ses effets aux États-Unis. Cette explosion de vitalité parmi les designers italiens ne se traduit pas simplement par une série de variations stylistiques. Un des effets les plus significatifs est la conscience croissante que le design est une activité où les hommes créent des objets pour évaluer l’équilibre entre leurs espoirs et aspirations, entre les contraintes et restrictions que leur imposent la nature et l’environnement artificiel que leur propre culture a crée.
L’Italie est devenue un modèle réduit dans lequel une vaste gamme des possibilités, des limites et des questions critiques du design contemporain sont mises en évidence. De nombreuses préoccupations des designers du monde entier sont assez bien représentées par les approches diverses et fréquemment contradictoires développées en Italie. Par conséquent, le but de cette exposition n’est pas seulement de rendre compte des développements actuels du design italien, mais de les mettre en œuvre en tant que cadre concret de référence pour traiter des nombreuses préoccupations des designers du monde entier.
On peut aujourd’hui distinguer trois attitudes prévalantes à l’égard du design en Italie : la première est conformiste, la seconde est réformiste, et la troisième relève plutôt de l’ordre de la contestation et tente à la fois l’enquête et l’action.
Par la première approche, ou approche conformiste, nous désignons l’attitude de certains designers qui considèrent leur travail comme une activité autonome seulement responsable d’elle-même ; ils ne questionnent pas le contexte socioculturel dans lequel ils travaillent, mais perpétuent le travail d’affinage de formes et de fonctions déjà existantes. En tant que groupe, on peut les repérer à l’aide de certaines caractéristiques (aussi repérables cependant chez d’autres designers italiens) : leur usage audacieux de la couleur et leur utilisation imaginative des possibilités offertes par les nouveaux matériaux synthétiques, qu’ils soient durs ou mous et des dernières techniques de moulage. Leur travail, qui constitue la partie la plus visible de la production du design italien, s’intéresse principalement à l’exploration des qualités esthétiques d’objets simples — une chaise, une table, une bibliothèque — qui répondent aux besoins traditionnels de la vie domestique.
La deuxième attitude, la réformiste, est motivée par un profond intérêt pour la question du rôle du designer dans une société qui considère la consommation comme l’un des principaux facteurs du bonheur individuel, et donc de la stabilité sociale. Tiraillé par le dilemme d’avoir été formés comme créateur d’objets et de ne jamais pouvoir contrôler ni la signification ni l’usage ultime de ces objets, ils se trouvent eux-mêmes dans l’incapacité de régler le conflit entre leurs préoccupations sociales et leur pratique professionnelle. Ils ont par conséquent développé un moyen rhétorique de surmonter ces contradictions. Persuadés que le design ne peut se réformer sans changements profonds dans la société, mais n’ayant pas l’intention d’initier eux-mêmes ces changements, ils n’inventent pas vraiment de nouvelles formes mais s’engagent plutôt dans une opération rhétorique consistant à re-designer des objets conventionnels à l’aide de références socioculturelles et esthétiques ironiques et pleines d’autodérision.
Par leur attitude ambiguë à l’égard des objets, ces designers justifient leur activité en donnant à leurs projets des formes qui appellent un discours à propos de ce que l’on attend traditionnellement d’eux dans la société. La diversité de ces opérations rhétoriques nous ont permis de repérer au moins une demi-douzaine de procédures différentes pour charger des formes connues de significations altérées.
Certains de ces designers sont impliqués dans une démarche de “revival”. Pour la plupart, il réinterprétent des formes créées par le premier mouvement moderne — en général par l’Art Nouveau et le Bauhaus — puisque ces formes sont désormais comprises par tous et que l’ensemble complexe d’idées qu’elles connotaient autrefois sont aujourd’hui devenues explicites. Il arrive parfois que leur nostalgie pour le passé les entraîne jusqu’au moyen-âge.
D’autres groupes s’intéressent davantage à la manipulation ironique des significations socioculturelles attachées à certaines formes qu’à réellement changer ces formes. Ils dessinent en particulier des objets délibérément kitsch, comme un pied de nez aux objets créés pour satisfaire le désir de statut social et d’identification. Certains, s’inspirant du Pop art, en adoptent les formes issues des objets manufacturés qui composent notre milieu et les présentent en n’en modifiant presque rien d’autre que l’échelle.
D’autres designers ne cherchent ni à ajouter à, ni à altérer, l’aspect de notre environnement ; ils donnent à leurs objets les apparences de la nature.
Inversement, d’autres satisfont la même intention en constituant leurs objets uniquement à partir d’éléments industriels déjà existants, récupérés dans le paysage industriel environnant ; par ce recyclage, ils évitent la prolifération de nouvelles matrices formelles.
Pour quelques designers, les hypothèses culturelles dominantes du moment sont erronées et ne peuvent qu’apporter de fausses bases à toute démarche formelle. Dépourvus de références solides, ils reviennent, dans une tentative dérisoire de purification, à la figure humaine comme source de toute vérité formelle.
Reconnaissant que l’objet a souvent le statut d’un fétiche dans notre société, certains designers soulignent cette qualité en assignant à leurs projets une caractéristique explicitement rituelle. L’objet prend alors une forme sculpturale et est conçu comme un retable pour la liturgie domestique.
Pour d’autres, l’objet ne peut être dépouillé de sa mystique que s’il est apprivoisé, s’il est fabriqué pour endosser le rôle d’un animal domestique. Réduit à une forme saisissable, l’objet ne nous intimide plus ; dotés de la stabilité de la matière inerte et ne répondant à aucune fonction particulière, de tels objets peuvent être introduits dans nos maisons avec la certitude qu’ils ne rendront jamais visible le passage du temps biologique ou social.
D’autres encore, confrontés à l’érosion d’une doctrine fonctionnaliste simpliste, produisent des objets dont la forme n’indique pas explicitement la fonction, et dont les propriétés structurelles contredisent même ce que l’on pourrait attendre de leur forme. Dans ce cas, “la forme ne suit plus la fonction” mais au contraire, la dissimule farouchement.
La distinction entre les deux approches évoquées plus haut, l’approche conformiste et l’approche réformiste, n’est en réalité pas si tranchée. Les oscillations des designers entre ces deux attitudes reflètent les contradictions et les paradoxes simultanément engendrés par les doutes qu’ils peuvent avoir à l’égard des bienfaits de la société de consommation et leur rôle de visionnaires du rêve technologique.
La troisième approche du design, que nous avons désignée comme celle de la contestation, tente de négocier avec une telle situation. Cette attitude se révèle dans deux grandes tendances actuelles en Italie, chacune essayant à sa façon de retourner aux racines. La première, par un engagement dans un positionnement “moratoire” et un refus catégorique de prendre part au système socio-industriel actuel. Ici, “anti objet” signifie littéralement “ne pas faire d’objet” et les activités des designers se limitent soit à l’action politique, soit à la postulation philosophique, ou même au retrait total.
Ceux qui suivent la deuxième tendance partagent avec le groupe précédent le fait de ne pas croire qu’un objet puisse être conçu comme un objet autonome, comme une entité isolée, sans aucune considération pour son contexte matériel ou socio-culturel. Leur réaction au problème, cependant, n’est pas celle d’une abstention passive mais plutôt celle d’une participation critique active. Ils en sont ainsi venus à concevoir leurs objets et leurs utilisateurs comme un ensemble de processus interdépendants, dont l’interaction produit des schémas relationnels en constant changement. Ces designers contemporain ont donc ajouté à la traditionnelle préoccupation pour l’esthétique des objets leur intérêt pour l’esthétique de l’usage qui en est fait. Cette approche holistique se manifeste dans le design d’objets dont la fonction est flexible, permettant ainsi de multiples modalités d’usage et d’aménagement. Pour ceux qui sont habitués aux formes achevées qui agissent comme des repères, de tels objets peuvent sembler rebutants parce qu’ils refusent d’adopter une forme fixe ou de servir de référence à quoi que ce soit. À l’inverse des objets traditionnels, ces objets prennent parfois la forme que leur utilisateur veulent bien leur donner, offrant ainsi des scénarios d’usages ouverts. Les objets de ce type sont conçus comme des ensembles environnementaux et permettent différents modes d’interactions sociales tout en offrant à l’usager la possibilité de faire ses propres choix, entre intimité et vie collective.
Les produits de ce type de design italien semblent en réalité correspondre aux préoccupations d’une société qui évolue. C’est donc cette approche environnementale que la présente exposition se propose d’explorer de manière plus spécifique. Par conséquent, le MoMA a invité un certain nombre de designers italiens reconnus à proposer des concepts d’environnements et à les transposer de manière concrète ; parallèlement il a organisé un concours sur le même thème adressé aux jeunes designers italiens âgés de moins de trente-cinq ans. Les designers invités et les participants au concours devaient explorer le paysage domestique avec une sensibilité pour ces “lieux”, et proposer les espace et les artefacts qui leur donnent forme, les cérémonials et les comportements qui leur donnent du sens. Un intérêt tout particulier était porté aux besoins des individus pour des espaces à la fois adaptables et permanents, dans lesquels des types de relations encore jamais réalisées ou impensables pourraient être ouvertement exprimées.
Pour compléter ces environnements matériels, le Musée a aussi invité des designers qui pensent que les solutions ne peuvent émerger du design mais seulement d’un engagement politique et social à faire part de leur point de vue.
Les objets exposés, et illustrés dans ce catalogue, servent donc à fournir un contexte culturel aux environnements. Ces exemples de design produits en Italie durant la dernière décennie n’ont pas été sélectionné selon une intention historique mais plutôt dans le but de spécifier les différentes démarches qui se développent actuellement en Italie. Les deux parties de l’exposition — objets et environnements — sont donc complémentaires.
Cette publication documente l’exposition et suit le même schéma d’organisation. Dans la première partie, les objets sélectionnés sont présentés dans trois groupes distincts, correspondant aux trois grandes tendances du design Italien présentées plus haut. La deuxième partie présente les environnements et le programme proposé aux designers invités par le Muséum et aux jeunes designers inscrits au concours qu’il organise. Les textes des deux sections qui suivent traitent, respectivement, des cadres de référence historiques et critiques aux idées présentées par les designers dans les sections précédentes.

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