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Traduction de l’introduction de la partie “Environnements” et du programme du catalogue d’exposition Italy: The New Domestic Landscape, achievements and problems of Italian design, 1972.

Les designers et éditeurs italiens ont pensé, conçu et produit les environnements reproduits dans cette partie spécifiquement pour l’exposition Italy : The New Domestic Landscape. Ces environnements représentent deux attitudes opposées dans le design d’espace qui se pratique actuellement en Italie.
La première attitude conçoit le design comme une activité consistant à résoudre des problèmes, capable de formuler, de façon matérielle, des solutions à un problème rencontré dans le milieu naturel ou socioculturel. L’attitude opposée, parfois nommée “contredesign”, préfère souligner la nécessité d’un renouvellement du discours philosophique et d’un engagement social et politique comme instrument capable de faire changer les structures de la société.
Afin de mettre en évidence ces deux attitudes, le commissaire de l’exposition a conçu un programme spécifique, qui doit correspondre, dans ses détails et ses intentions générales, aux micro environnements et aux micro événements présentés dans l’exposition par les designers. L’intention de ce programme est de laisser la plus grande liberté d’expérimentation possible. Il a été soumis à un certain nombre de designers invités à la réputation établie qui constituent le socle du concours et ouverts aux designers de moins de trente-cinq ans afin qu’ils aient l’opportunité d’exprimer leur point de vue.
Le programme demande aux participants de prendre en considération l’histoire récente du design, dans sa première période héroïque pendant laquelle les architectes et les designers étaient principalement intéressés par l’idée de parvenir à des “solutions prototypiques”, vision inattaquable qui conduisit le long voyage d’une génération d’un aujourd’hui imparfait vers des lendemains harmonieux.
Cependant, dans cette quête de la “solution prototypique”, qui pourrait justifier le long voyage, les pionniers de l’architecture et du design moderne ont négligé le fait que de nombreuses nouvelles perceptions allaient inévitablement émerger entre aujourd’hui et demain et modifieraient inévitablement les constantes qui les occupaient.
Il devint évident que ni les expérimentations actuelles ni les visions du futur ne peuvent être mises en valeur au dépend de l’autre, et que la recherche de la qualité de la vie quotidienne ne peut se permettre d’ignorer les problèmes concomitants de pollution, de détérioration de nos villes et de nos institutions, et de pauvreté. La tâche consiste alors à concilier l’ensemble du contexte avec les exigences du moment et d’être conscient à la fois de la finalité du long voyage et des activités quotidiennes qui en jalonnent le chemin.
Le programme de cette exposition a été élaboré avec l’intention précise d’explorer les approches possibles de ces questions. L’une d’entre elles consiste à rechercher les significations à long-terme des rituels et des cérémonies de chaque journée, afin de penser les espaces et les artefacts qui les structurent. L’approche complémentaire consiste à se débarrasser des espaces et des artefacts qui perdurent dans notre culture actuelle, dans le but de parvenir à formuler une redéfinition d’un mode de vie idéal.
Le groupe qui représente les designers qui pensent que le design est une activité positive a été chargé d’explorer le paysage domestique en donnant du sens à ces lieux, ainsi que d’imaginer les espaces et les artefacts qui pourraient leur donner forme, les cérémonials et les comportements qui leurs donnent du sens. Une attention particulière a été portée aussi bien aux nouvelles formes et aux nouvelles modalités d’usage que les changements de modes de vie font émerger, des relations familiales et sociales plus informelles ou l’évolution des notions d’intimité et de territorialité, qu’à l’expérimentation de nouveaux matériaux et nouvelles techniques de production. Le programme demandait également aux designers d’imaginer leurs environnements non pas comme des unités autonomes et mais d’explorer la notion d’habitation, au sein d’une problématique explicite de logement.
Par opposition, les exposants du positionnement relevant du “contredesign” devaient mettre en œuvre leur conception de la destruction de l’objet et énoncer leur stratégie de changement culturel. Il pouvaient alors bénéficier d’une plateforme où présenter leurs manifestes philosophiques et politiques. »


Programme

I. Préconisations particulières.

Swiftly the years, beyond recall.
Solemn the stillness of this spring morning.
— Anonymous Chinese poem, translated by Arthur Waley

L’esprit humain mesure le temps selon deux échelles distinctes. L’unité de la plus grande correspond à la durée de vie d’un être humain, de façon à ce que la vie ne soit rien d’autre que la vie, la vie digne et simple d’un animal, que l’on considère depuis un point de vue pacifiste et fataliste. La plus petite a pour unité le moment présent, elle est celle depuis laquelle on observe son espace immédiat, une activité de la volonté, les subtilités des nuances sociales, et nos personnalités. Ces échelles sont si lointaines qu’elles donnent presque l’impression de définir deux dimensions ; elles n’entrent jamais en contact parce que ce qui est trop grand pour être compris par l’un est encore trop petit pour être compris par l’autre. Ainsi, si les unités sont le siècle et le quart de seconde, leur ratio est de dix dixième et leur moyenne est la journée de travail standard ; ou si la plus petite est cinq minutes, leur moyenne est le temps d’un été. La sérénité et la maîtrise de soi impliquées par la première contrastent avec la vitesse à laquelle les années passent sur nous, et finalement avec la peur de la mort. La fièvre et la multiplicité de la vie, que la deuxième échelle nous fait connaître, contrastent avec le calme de l’espace externe auquel elle donne accès, avec la valeur absolue et hors du temps des brefs moments de connaissance de soi quelle renvoie et avec un sentiment de sécurité qui rend la mort si lointaine.
Ces échelles de temps et leur contraste se combinent, grâce aux mots fugacité et permanence, dans un seul acte de compréhension. Comme leur contradiction l’exige, ils doivent être analysés de différente manière : par notre capacité à embrasser des cieux ouverts avec la réponse stable de la connaissance de soi, d’affronter la brièveté de la vie humaine avec l’ironie de croire que c’est toujours le matin ou le printemps, qu’il y a toujours un été entier avant l’hiver, une journée entière avant la nuit.
Les termes fugacité et permanence sont utilisés ici de manière ambivalente car, bien que chacun d’entre eux renvoie à une échelle de temps différente, l’esprit du lecteur doit les appréhender dans un même mouvement. Mais chacune de ces échelles, simultanément présentes, peuvent être utilisées dans une certaine mesure pour chaque terme, rendant le terme encore plus ambigu. Les années de la vie d’un homme semblent fugaces même sur la petite échelle, comme la brume s’accumule un moment sur la montagne avant de se dissiper brusquement ; le matin semble permanent même sur la grande échelle s’il fut apocalyptique ou paradisiaque.
Même sans rime, vers ou autres outils de la sorte, ces lignes sont, en vertu de leur épaisseur, ce que nous pourrions appeler poésie ; deux déclarations sont faites comme si elles étaient liées et le lecteur doit considérer ces relations en lui-même. Il doit inventer les raisons pour lesquelles ceci doit être un poème, il inventera toute une série de raisons et les arrangera dans son esprit. C’est, je crois, ce qui fait l’essentiel de l’usage poétique du langage.
— William Empson, Seven Types of Ambiguity

Dans leur première période héroïque, les architectes et designers modernes ont eu pour objectif principal de parvenir à des “solutions prototypiques”, modèle conceptuel inattaquable qui nous a, lentement mais sûrement. guidé vers le futur.
Dans leur quête de cet idéogramme conceptuel qui assurerait le succès du “long voyage”, ils ont négligé de prendre en compte l’émergence successive et constante de nouvelles expériences conceptuelles et perceptives qui sont apparues et réapparues entre aujourd’hui et le futur.
Notre tâche est donc de réconcilier les échelles temporelles. L’une des approches possibles est de chercher les significations des rituels et des cérémonials des vingt-quatre heures de la journée et de concevoir les artefacts et les espaces qui les structurent.
Du point de vue de la compétition, l’objectif précis du programme est de concevoir un environnement domestique suffisamment adaptable pour permettre la mise en œuvre de nouveaux événements collectifs et privés, mais dans le même temps suffisamment stables pour que puisse se jouer la continuité de notre mémoire individuelle et sociale. Les participants au concours doivent donc proposer des environnements et des micro événements, c’est-à-dire concevoir les espaces et les artefacts qui, seuls ou collectivement, accompagnent la vie domestique, ainsi que faire état des cadres cérémoniaux et rituels dans lesquels ils doivent être utilisés.

A. Remarques générales

1. Les activités et cérémonials possibles qui constituent habituellement la vie domestique sont trop nombreux pour être entièrement listées. Chacun d’entre eux représente la continuelle réinterprétation des actes humains et, même prises isolément, aucune ne peut être achevée, car elles demeurent dans la mémoire pour restructurer des interprétations futures et des significations. De même, les dispositifs matériels qui accompagnent les cérémonials et les rituels de la vie domestique n’occupent pas seulement l’espace physique, mais aussi l’espace psychique.
Afin de décrire la qualité des expériences produites par les cérémonies et des rituels domestiques en relation avec les espaces et les objets qui les délimitent, le designer doit avoir en tête aux moins deux notions. La première est que la cérémonie peut être privée ou collective, la seconde, qu’il doit définir la nature de l’espace ou de l’artefact : soit l’espace ou l’artefact est fixe — ce qui n’est approprié que pour certains cérémonials ou rituels — soit ils sont adaptables et capables d’accompagner plusieurs types de cérémonials.
Ces catégories peuvent par exemple être illustrées dans un tableau :

fixefixe-adaptableadaptable
privé147
privé-collectif258
collectif369

Pour se rendre compte des types d’usage et des modes de comportement d’un objet, il est important de savoir que leurs statuts peuvent varier en fonction du contexte.
(afin de ne pas porter préjudice aux designers, ces exemples sont extraits du paysage domestique extérieur).
Donc, par exemple, une cabane est un domaine fixe et privé, jusqu’à ce que son propriétaire y invite un ami. À ce moment, elle devient un lieu collectif et doit être placés dans le tableau en 1-2-3.
L’ombre de l’arbre, espace hautement adaptable, peut servir de cadre à la rêverie et à la méditation personnelle, à une conversation tranquille avec un ami ou à un pique-nique, elle sera donc placée en 7-8-9.
Entre l’objet fixe et adaptable, se trouve par exemple le bac à sable dont l’espace est circonscrit mais extrêmement adaptable dans le sens où il fournit un matériau ouvert à toutes les fantaisies de l’enfant. Un enfant jouant seul y trouvera un lieu personnel, alors qu’un groupe d’enfants pourrait y mettre en œuvre un cérémonial collectif dont la signification serait privée. Nous devons donc placer le bac à sable en 4-5-6.
Nous pourrions alors lister la cabane de jardin en 4, le perron en 3, une grotte en 1, alors que la pelouse serait en 7-8-9 et un déambulatoire en 1-2-3.OptionsLes participants sont invités à ne sélectionner qu’une de ces deux options qui décrivent respectivement /l’usage/, le /rôle/ et la /fonction cérémonielle/ de l’objet.

2. Options
Les participants sont invités à ne sélectionner qu’une de ces deux options qui décrivent respectivement l’usage, le rôle et la fonction cérémonielle de l’objet.
Les utilisateurs de l’option 1 doivent être un jeune couple, représenté par M/W. Pour l’option 2, ils doivent prendre en compte un couple avec un enfant représenté par M/W (or M/W w ou m).

option 1option 2
UtilisateursM/WM/W w ou m
Rôlecollectif-personnel (fusion entre la
stanza et la camera italiennes
collectif (stanza)
Fonction1. vie
conversation
relaxation
work
réception
divertissement
———
———
———
2. manger-cuisiner
3. dormir
1. vie
conversation
relaxation
work
réception
divertissement
———
———
———
2. manger-cuisiner
3. dormir (optionnel)

Note : les fonctions de la salle de bains sont supposées être assurées en dehors des “limites spatiales” données de l’environnement. Elles ne doivent pas, par conséquent, être ni conçues, ni comprises dans le schéma global. Cette règle ne peut être brisée que si le designer est convaincu que son inclusion est essentielle à sa proposition.

Pour des raisons de limitations spéciales de l’environnement, son rôle pourra être imaginé en fonction de ses utilisateurs. Ainsi, dans l’option 1, l’espace devra satisfaire à la fois les besoins personnels et collectifs — les rôles traditionnellement endossés par la stanza (collective) et la camera (personnelle). Dans l’option 2, l’espace devra se réduire à la satisfaction du rôle collectif (traditionnellement, la stanza).
Les fonctions cérémonielles listées ici doivent seulement servir de guide. La liste est volontairement laissée inachevée pour permettre aux participants de faire leurs propres propositions pour la compléter.

3. Fabrication
Les organisateurs encouragent l’exploration des potentialités des matériaux et fibres synthétiques.
L’intention du MoMA est que le projet lauréat sera choisi par l’industrie italienne comme base de développement d’un système d’environnement. Les participants doivent par conséquent être conscients que leurs propositions puissent être fabriquées en grande série et donc être conçus comme des prototypes industriels. Les matériaux et les méthodes d’assemblage devront être sélectionnés en conséquence.

4. Coût
En accord avec leur volonté d’être accessibles à des familles modestes ou de classe moyenne (selon le revenu moyen italien), les environnements devront être conçus en portant attention à leur coût et à leur facilité de fabrication.

B. Exposition

1. Contraintes spatiales
Les environnements seront présentés dans une vaste salle d’exposition au MoMA. Cette salle sera peinte en noir mat et ne sera pas éclairée
Chaque environnement exposé sera doté d’un espace d’exposition dont les dimensions seront les suivantes : 3.60 m (hauteur) x 4.80 m (largeur) x 4.80 m (profondeur).
Les participants remarqueront que ces dimensions ne correspondent pas aux dimensions standard de construction (par exemple les hauteurs sous plafonds courantes), et qu’elles n’ont été établies que pour l’exposition. Bien qu’elles ne permettent pas de doubler complètement la hauteur, la salle d’exposition permet néanmoins aux designers de dépasser le premier niveau. Les participants bénéficient d’un espace généreux pour présenter leurs prototypes, mais il est important de noter que les environnements proposés, une fois produits industriellement, devront correspondre aux dimensions de l’habitat domestique, qu’elles soient grandes ou petites. De plus, ces éléments ne doivent pas être considérés comme pièces de mobilier isolées, mais comme les constituants, à une échelle micro environnementale, d’une gamme d’éléments domestiques industrialisables.
Les participants sont en outre libres de proposer ces micro-environnements et ces micro-événements de toutes les façons qui leur plaira, dans les limites de l’espace assigné. Il peut l’occuper en entier ou partiellement, il peut utiliser des escaliers s’il introduit un niveau supplémentaire mais il ne doit, sous aucun prétexte, en dépasser les limites.
En revanche, si son concept l’exige, le designer peut ignorer les conditions spatiales et exposer sa proposition seulement sous forme audiovisuelle (film, décors, sons, textes écrits, etc.). Si la proposition d’environnement comprend des plans verticaux, les façades situées à l’extérieur (par exemple celles qui font face à l’espace d’exposition principal) seront peintes en noir pour correspondre à la couleur de la salle d’exposition.
Les participants doivent inclure dans leurs propositions une plateforme de 40 cm de hauteur, en plus de toute autre surface verticale ou horizontale requise pour supporter des éléments.
Si le participant souhaite autoriser l’accès du public à l’intérieur des limites spatiales qui lui sont allouées, il doit le signaler en ménageant un passage praticable à travers la plateforme, afin de protéger l’exposition des 3000 personnes qui, en moyenne, visitent le MoMA chaque jour.
Les participants doivent également inclure dans les limites spatiales de leur environnement, et le plus possible comme une partie intégrante de ce dernier, un espace pour un écran de télévision d’au moins 23 pouces, intégré de manière à être visible par les visiteurs de l’exposition depuis l’extérieur des limites spatiales de l’environnement. Cet écran sera utilisé pour présenter un film décrivant les différents schémas cérémoniaux, les rituels et les usages de l’espace des environnements proposés.

2. Sources lumineuses.
Toutes les sources lumineuses doivent être fournies par les participants au moment du dépôt du projet. Comme précisé plus haut, murs de la salle d’exposition seront peints en noir mat et ne seront pas éclairés.

3. Fabrication et transport du prototype d’exposition
Les prototypes d’environnement présentés dans l’exposition seront construits en Italie. Une fois fabriqué, l’environnement sera assemblé pour être testé et photographié avant d’être expédié aux États-Unis.
Les environnements devront être transportés vers les USA dans des conteneurs aux dimensions internes de 5.9×2.3×2.2 m. et dotés d’une porte d’accès de 2.2×2.1 m. Les environnements doivent par conséquent être démontables et/ou composés d’éléments de taille suffisamment réduite pour pouvoir entrer et être emballés dans ces containers.

II. Généralités.
Les généralités suivantes sont formulées pour contextualiser les instructions particulières. Elles s’intéressent aux problèmes de nature universelle, non exclusifs à l’Italie. Elles sont cependant formulées ici, pas seulement parce qu’elles concernent les questions contemporaines du design italien, mais aussi parce que nous pensons que, bien que certains de ces problèmes ne peuvent à l’évidence pas être résolus par les objectifs de cette exposition et de ce concours, ils devraient constituer, pour les designers, un large cadre de référence.
Comme les designers l’observeront bientôt, ces généralités ne relèvent pas d’un ordre idéologique précis mais davantage d’un assemblage de pensées connexes qui ne peuvent cependant pas former un tout cohérent et dont on ne peut privilégier aucune sans risquer d’exclure les autres. En bref, notre intention n’est pas de formuler un nombre précis d’instructions de conception qu’il faudra satisfaire, mais plutôt de refléter une impression concernant l’état d’esprit qui anime cette exposition et ce concours.

A. Le Paysage domestique comme société urbaine

1. Dans les années 2000, un pourcentage très élevé d’habitants vivrons dans des zones urbaines. Les processus résultant de tels phénomènes urbains ne seront pas rendus intelligibles et manœuvrables seulement en ayant recours aux méthodes appliquées au domaine industriel. Toute tentative de renouvellement du langage et d’invention ne peut être le résultat que de critiques et hypothèses radicales sur les pratiques et les théories urbaines.

2. Les questions de société urbaine doivent être prises au sérieux parce que nous ne devrions pas tenir pour acquis que nos vivrons dans un véritable environnement urbain au sens où nous l’entendons aujourd’hui. L’environnement domestique apparaît plus volontiers comme l’unité de base ou la /cellule individuelle/, car il agit comme lien direct entre l’individu et l’environnement urbain. C’est /dans/ cet environnement individuel plus ou moins clos que l’individu peut introduire “les nouvelles du monde”, par exemple les messages issus du monde socio-culturel immédiat (et des mondes historiques lointains) qui croisent (indépendamment) son temps et son espace, influençant ses opinions, ses jugements et ses décisions, seulement dans les limites de l’attention qu’il voudra bien y porter.
— Lettre d’Abraham A. Moles à Emilio Ambasz, 10 janvier 1971

L’environnement domestique devient alors le théâtre pour la recomposition des formes et des textes qui viennent de l’extérieur. Mais, dans ce processus, nous assignons inévitablement à ces importations d’autres niveaux de signification qui en modifient ainsi la structure. Ce procédé nous permet de développer d’autres manières d’observer la réalité de ces formes et de ces textes. Ces nouvelles modalités sont, en retour, exportées dans le monde extérieur, par exemple, dans d’autres environnements domestiques. Une fois extraits du domaine privé dans lequel leur sens originel avait été recomposé, et introduit dans la sphère sociale (c’est-à-dire dans la société des environnements domestiques), ces manières nouvelles ou modifiées d’observer la réalité commencent à influencer la manière dont la société peut agir sur cette réalité. Par conséquent, un environnement domestique équipé pour accueillir et transformer “les nouvelles du monde” peut participer au processus qui fabrique et détruit les modèles et significations urbaines.

3. Une société urbaine ne peut être réduite à ses fondements économiques ou à ses structures. Elle inclut également les superstructures. Elle nécessite non seulement des institutions [pour le long voyage] mais aussi des “valeurs” et des idées [les artefacts et les cérémonials], l’éthique et l’esthétique de l’expérience quotidienne.
— Henry Levebvre, /The explosion, Marxism, and the French Upheaval/

La vie quotidienne est le terrain où s’ancrent les structures sociales.

La contestation… rejette l’idéologie qui considère que l’acte passif de consommation mène au bonheur, et que les préoccupations purement visuelles et purement spectaculaires mènent au plaisir.
— Henry Levebvre, The explosion, Marxism, and the French Upheaval

Remplacer ces idéologies, et donner de nouvelles formes au territoire sur lequel l’existence quotidienne se déploie, exige de complémenter l’imagination politique avec la conception d’artefacts et de processus qui sont les extensions légitimes de notre désir permanent de participer à l’auto formation et à l’autogestion de la vie quotidienne.

L’autoformation et l’autogestion indiquent le chemin vers la transformation de la vie quotidienne. Le langage joue là-dedans un rôle essentiel — mais il ne suffit pas ; ce ne sont pas des mots magiques qui changent la vie.
— Henry Levebvre, The explosion, Marxism, and the French Upheaval

La contribution relative que le designer — en tant qu’individu parmi tous les autres — peut apporter pour transformer la vie quotidienne nécessite de développer des possibilités de pratique et de mode de pensée capables de créer des institutions, des artefacts, et des modèles de comportement qui puissent être intégrés à l’échelle individuelle plutôt que d’être collectivement dissociatif.

B. Le Paysage domestique comme environnement familial

… la famille nucléaire moderne se fonde sur le maintien de l’incomplétude de chacun de ses membres de sorte que “la mère”, “le père” et “l’enfant” sont devenus des rôles simples et rigides.
Un membre assigné à un de ces rôles ne peut (sans se révolter) être autre chose que ce que lui dicte son rôle et ce que lui permet l’espace concomitant qui lui est assigné.
— David Cooper, La Mort de la famille

En plus des mécanismes psychologiques que l’entité famille emploie pour maintenir sa domination sur ses membres, l’organisation spatiale et les hiérarchies de l’environnement familial actuels sont les premiers instruments matériels qui renforcent les rôles familiaux assignés.

Dans les analyses sociales conventionnelles, la famille se caractérise comme l’institution sociale la plus résistante au changement.
— Cooper, Ibid.

Introduire des changements dans la structure psychologique de la famille, bien que d’une importance capitale, ne sera pas suffisant. Si nous ne changeons pas en même temps la structure de l’environnement matériel qui lui correspond pour le rendre plus adaptable, de manière à ce que chaque membre puisse s’instruire et apprendre les uns des autres, endossant et incarnant tous les rôles que sa propre inventivité lui soumettra, très peu de choses changeront, puisque les relations familiales, et par extension, l’organisation matérielle de la maison fournissent des modèles pour la structure d’organisation non familiales.
Chaque membre de la famille devrait avoir à sa disposition la gamme la plus large possible de rôles à jouer pour lui-même, pour la famille et par extension, pour toute personne extérieure. Les solutions qui ont été proposées jusqu’alors pour introduire des déformations à l’intérieur du noyau familial proviennent, pour la plupart, du champ de la psychologie et ne sont pas assez radicales sur les points suivants : renforcement des contacts émotionnels entre parents et enfants, abolition de la structure et de la hiérarchie rigide de la famille, et par conséquent, abandon de l’autorité comme outil de coordination principal des actes humains et familiaux.
Pour compléter ces objectifs, tout projet de design devrait prendre en compte les besoins des individus pour des espaces adaptables et fixes où endosser les rôles du domaine privé, aussi bien que des espaces collectifs où exprimer ouvertement des types de relations encore jamais accomplies ou impensées. Par exemple, le cas particulier de la cuisine, le cœur de la maison dans certaines cultures, pourrait être repensé en y modifiant les définitions spatiales traditionnelles et en y introduisant de nouveaux outils domestiques (par exemple, un équipement totalement mobile).

C. Le Paysage domestique comme domaine privé.

1. Les propriétés psychologiques de l’environnement non-humain : influence des formes construites sur le comportement.
(voir les lectures complémentaires à ce sujet p. 146)

2. La métaphysique de l’environnement non humain.

Le paysage de la Grèce antique était rempli de signification psychiques et religieuses : ils donnaient aux rochers, aux montagnes et aux mers une importance spirituelle.
— Siegfried Giedion, The Architecture of Transition

Alors que le paysage naturel remplaçait le milieu divin en devenant le principal domaine de préoccupation des hommes de la Renaissance, un nouveau paysage façonné par l’homme — paysage en partie socioculturel et en partie non-humain — est devenu le cadre omniprésent de l’imaginaire et de la pensée des hommes contemporains.

… l’être humain est engagé, tout au long de sa vie, dans une lutte permanente pour se différencier toujours davantage, non seulement de son environnement humain mais aussi de son environnement non humain et plus il parvient à réaliser cette différenciation, plus il développe ses relations aussi bien avec cet environnement non humain qu’avec ses semblables.
— Harold F. Searles, The Non-Human Environment.

Les hommes attribuent des fonctions aux objets qui constituent l’environnement non-humain qui l’entoure, leur donnant les qualités d’intermédiaires qui peuvent l’aider à réconcilier des peurs et ses désirs, et à adoucir les contraintes que lui imposent les environnements naturels, humains et non-humains.

Oh, mon bel aspirateur qui m’est si utile, que j’ai tant désiré et dont j’ai tant pris soin, ne fonctionne plus. Dois-je le remiser à la cave ou devrais-je l’envoyer, avec les autres choses, au grenier ?
— citation libre d’une déclaration extraite d’un séminaire d’Abraham A. Moles, École d’architecture de Princeton, avril 1967.

Une fois qu’un besoin ou qu’un désir est satisfait, l’objet ou l’espace qui a rempli cette mission s’engage dans un processus de stylisation.
On peut donc concevoir les objets, les espaces et les cérémonials du domaine privé, comme directement déterminés par des besoins physiologiques (par exemple, la nourriture), mais également, comme des icônes dont les contenus symboliques leur sont en partie intrinsèques et en partie assignés culturellement comme une strate du changement sémantique. L’assignation de ces niveaux de signification provient de sources différentes. L’une d’entre elles est sociale et émane de valeurs et de significations prélevées à l’extérieur. L’autre est privée et découle des expériences et des idées présentes dans nos mémoires individuelles.

Dans leur vie comme dans leurs rêves, les êtres humains utilisent souvent des “régressions” temporaires ou de nouveaux rôles pour se libérer des exigences de l’existence interpersonnelle et pour retrouver une énergie émotionnelle de façon à pouvoir participer à plus relations interpersonnelles humaines avec une fraîcheur et une vigueur nouvelle.
— Harold F. Searles, The Non-Human Environment.

La mise en œuvre d’un design radical n’impliquerait donc pas tant un retour aux raisons protohistoriques et fonctionnelles de l’existence d’un objet, le dépouillant de toute les significations sociales et privées qu’il aurait pu prendre, mais plutôt de prendre conscience du processus d’accumulation des significations et de concevoir un environnement domestique suffisamment adaptatif pour qu’il puisse remplir les conditions de n’importe quelle interprétation, quelle que soit son origine — aussi bien Proustienne que Strindbergienne.
De plus, les environnements devraient être conçus afin de nous permettre d’improviser des cérémonials et des gestes, dont nous n’avons pas forcément besoin de connaître le sens au moment où ils se déroulent spontanément, mais dont nous serions conscients après-coup, au moment de leur réinterprétation. Sous-jacente à l’hypothèse de la possibilité d’aménagements non répressifs, se trouve l’idée première que les actions et les visions humaines sont irrationnelles. Ce n’est qu’une fois le mot prononcé et l’acte effectué que nous pouvons lui attribuer une structure logique pour en décrire les objectifs et expliquer le fonctionnement.

Les actions humaines transforment la réalité autant qu’il est attaqué et transformé par elle. L’organisme impose un schéma au monde environnant. Plus ce schéma se développe, plus ses relations à l’environnement deviennent complexes et créatives. Ainsi se forme l’hypothèse intéressante que notre codage mémoriel, loin d’être figé et automatique (comme l’est celui d’un ordinateur), est lui-même en mouvement constant de restructuration. Nous refaisons le passé en fonction de nos nouveaux besoins au fur et à mesure que nous avançons.
— George Steiner, /Beyond Reductionnism/
… la capacité des choses vivantes à se transformer tout en conservant leur identité semble reposer sur un jeu subtil entre l’indétermination dans le petit et la détermination dans le grand.
— Ibid.

Suggestions de lecture
Afin de donner un cadre aux réflexions des designers, les textes suivants, reproduits avec la permissions de leurs éditeurs respectifs, accompagnent le programme dans un volume séparé. Les deux premières sélections permettent de définir un “état de l’art” actuel, qui indique tout ce que nous connaissons (ou le peu que nous connaissons) à propos de la relation entre l’environnement non-humain et le comportement humain. Les autres sélections tentent d’insuffler une dimension poétique aux significations et à l’imaginaire de l’environnement domestique.

Environmental Psychology: Man and His Physical Setting, edited by Harold M. Proshansky, William H. Ittelson, and Leanne G. Rivlin.
New York, Chicago, San Francisco: Holt, Rinehart and Winston, 1970.
1. Passages from the General Introduction and from the Introductions to Parts One, Three, Four, and Five.
2. Chapter 2: Edward T. Hall, The Anthropology of Space: An rganizing Model ; Chapter 3: Harold M. Proshansky, William H. Ittelson, and Leanne G. Rivlin, The Influence of the Physical Environment on Behavior’; Chapter 4: David Stea, ‘Space, Territory and Human Movements’; Chapter 6: Raymond G. Studer, ‘The Dynamics of Behavior — Contingent Physical Systems’; Chapter 7: James Marston Fitch, ‘Experimental Bases for Esthetic Decision’; Chapter 16. Harold M. Proshansky, William H. Ittelson, and Leanne G. Rivlin Freedom of Choice and Behavior in a Physical Setting’; Chapter 19: Rene Dubos, ‘The Social Environment’; Chapter 26: Roger Sommer The Ecology of Privacy’; Chapter 27: Oscar Lewis, ‘Privacy and Crowding in Poverty’; Chapter 28: Alexander Kira, ‘Privacy and the Bathroom’; Chapter 34; Alvin L. Schorr, ‘Housing and Its Effects’; Chapter 36: Oscar Lewis, ‘A Poor Family Moves to a Housing Project’; Chapter 40: Elizabeth Richardson, ‘The Physical Setting and Its Influence on Learning’; Chapter 42: P. Sivadon, ‘Space as Experienced: Therapeutic Implications’; Chapter 55: Humphry Osmond, ‘Function as the Basis of Psychiatric Ward Design.’
Harold F. Searles, M. D. The Nonhuman Environment in Normal Development and in Schizophrenia. (Monograph Series on Schizophrenia No. 5). New York: International Universities Press 1960 Selected passages.
W. H. Auden. About the House. New York: Random House 1959. ‘Thanksgiving for a Habitat.’
George Matore, ‘Existential Space’ (excerpt). Landscape (Blair M Boyd, editor). Spring 1966.
CIAM 1959 in Otterlo (Documents of Modern Architecture, Vol I) edited by Jurgen Joedicke. London: Alec Tiranti; Stuttgart* Karl Kramer, 1961. Passage by Aldo van Eyck.
Martin Pawley, ‘The Time House.’ Architectural Design (London) September 1968.

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