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Catalogue de l’exposition Italy: The New Domestic Landscape, MoMA, 1971, traduction du texte d’Émilio Ambasz, Manhattan, capitale du XXe siècle.

[pages 147-148]

Manhattan, libre de toute mémoire persistante, et plus intéressée par le devenir que par l’être, peut être considérée comme la ville de cette seconde révolution technologique engendrée par le développement de processus de production et de contrôle de l’information plutôt que par les énergies. Elle a, au demeurant, intégré le culte de la communication à l’idolâtrie du produit industriel et, ce faisant, a fourni le terrain qui légitime les engouements passagers pour le présent comme ultimes configurations du réel. Cependant, si on la considère sous un autre angle, Manhattan pourrait révéler un potentiel pour se faire une toute autre idée de la ville.
Manhattan est, par essence, un réseau. Si on la regarde comme une infrastructure de traitement et d’échange de matière, d’énergie et d’information, Manhattan peut aussi être vue comme la toiture d’une trame souterraine frénétique de tunnels de métro et de gares, de voies automobiles, de tubes postaux, de canalisations d’égouts, de conduites d’eau et de gaz, de câbles de téléphone, de télégraphe, de télévision et de lignes informatiques ; et réciproquement, comme un treillis de données aériennes de chemins pédestres, de routes automobiles et aériennes, d’impulsions sans fil, de liaisons institutionnelles et de tissus idéologiques. Pour chacun de ces rôles, les nœuds du réseau de Manhattan sont successivement allumés et éteints et chargés de significations différentes. L’ensemble du système et les éléments isolés sont connectés et exécutés à ces réseaux pour être ensuite supprimés et remplacés par de nouveaux.
Serions-nous disposés, dans l’intérêt de la démonstration, à suspendre notre incrédulité, à oublier les points cardinaux, et à imaginer que toutes les constructions actuelles ont été complètement supprimées, que l’infrastructure de Manhattan émergerait — dans toute la complexité de son organisation matérielle, la capacité de ses mécanismes d’entrée-sortie, et la versatilité de ses appareils de contrôle — comme l’artefact urbain le plus représentatif de notre culture.
Une fois ainsi libérée de ses limitations présentes, nous pourrions, pour poursuivre cette opération de transfert, extraire l’infrastructure de Manhattan de son contexte actuel et la placer, par exemple, dans le centre de la baie de San Francisco, dans les plaines d’Afrique, parmi les Châteaux de la Vallée de la Loire, le long de la Muraille de Chine…
L’infrastructure de Manhattan, ainsi libérée, appartient à chacun de nous. Mais une infrastructure, bien que nécessaire, ne suffit pas à faire une ville. L’étape suivante pour nous tous est alors de s’engager à formuler l’hypothèse de ses superstructures possibles. La méthode peut aussi bien faire appel au souvenir qu’à l’invention, car — envisagée comme une idée plutôt que comme une configuration réelle — l’infrastructure de Manhattan fournit le cadre dans lequel tous les fragments cristallisés rescapés de la cité de la mémoire, et toutes les images issues de la cité de l’imagination doivent demeurer dans un même ensemble, moins en raison de leurs relations ordinaires ou historiques (puisqu’aucune reconstruction n’est ici prévue), que par la grâce de leurs affinités. Le résultat d’un tel engagement peut être provocant, fructueux, et s’il ne formule pas de réelles propositions de superstructures, il pourra explicitement faire l’inventaire des Qualités de la vie quotidienne qui orienteront la définition d’une “Cité au Présent Ouvert”.
Lors d’une première phase rétrospective, nous pourrions, parmi plusieurs approches possibles, assembler petit à petit tous les fragments rescapés de la mémoire de l’infrastructure : les arcades de Bologne, le St Petersbourg de Mandelstam, le Regent’s Park de John Nash, le Petit Trianon de Gabriel, les promenades pour contempler le coucher de soleil de Katsura, le Pavillon de Barcelone de Mies, le Vent sur les champs de blé de Wallace Stevens, la maison de John Soane, le Los Angeles de frank zappa, les Moments fugaces de Baudelaire, la Cathédrale engloutie de Debussy, les Monuments de Michael Heizer, le fun palace de Joan Littlewood’s fun palace, les nuages bruns de Ray Bradbury, les jardins de Le Notre à Chantilly…
Cet arrachement du fragment à son contexte, cet enlèvement du mot irréductible à sa phrase, induit non seulement un processus de conception par la distinction mais suggère encore un autre processus de rapprochement par lequel, au lieu d’établir des hiérarchies figées, les fragments sauvés de la tradition sont placés au même niveau, incessamment juxtaposés, afin de céder le passage à de nouvelles significations, et ménager ainsi d’autre modes d’accès à leurs qualités invisibles.
Lors d’une seconde phase prospective, la forme de toute superstructure pouvant être assemblée à l’infrastructure devra relever du domaine de l’invention.
Mais les qualités imaginées n’apparaissent pas d’un seul coup. Elle doivent être comprises au fur et à mesure qu’elles apparaissent — manifestations partielles d’une tradition inversée, ou états possibles qu’elles pourraient devenir ; une fois saisies, elles doivent être dialectiquement confrontées aux nombreuses significations qui peuvent être temporairement attribuées à notre expérience fragmentaire du Présent.
Si on les voit comme des icônes, les formes architecturales et cérémonielles que ces superstructures en perpétuel mouvement pourraient adopter, sont des exemples de l’état pérenne de transaction entre les peurs et les désirs sous-jacents aux aspirations des individus et de l’imbrication des forces de son milieu naturel et socioculturel. Dépliées, ces superstructures pourraient donner une idée des objectifs et des valeurs de leur concepteur : l’homme, en tant qu’individu et membre de la société.
Ce processus d’interprétation des significations des valeurs et des finalités individuelles sous-jacent à l’invention des superstrucures, qui accroît l’Inventaire des Qualités de la vie urbaine, implique d’étendre les contenus subjectifs de ces valeurs individuelles au domaine du collectif et de l’objectivité, afin qu’elles puissent être acceptées ou rejetées par la collectivité.
Ce processus d’extension du cadre éthique au collectif implique d’observer ou de supposer ce que seront les possibles effets que ces valeurs auraient sur la collectivité si elles étaient mises en pratique, et d’évaluer ensemble si ces effets doivent être amplifiés ou atténués. Comme la signification de ces superstructures ne peut être interprétée que dans le contexte de schémas de relations établies avec d’autres superstructures, ce processus génère de nouvelles significations, qui à leur tour nécessiteront d’être interprétées. Par ce processus itératif, les superstructures imaginées endossent des pouvoirs constructifs. Tant qu’elles interrogent le contexte du Présent, elle lui confèrent de nouvelles significations ; tant qu’elles proposent des états alternatifs, elles le restructurent.

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