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Reyner Banham, Memento Mori, New Society, 1972.

Cet article est reproduit à la fin de l'article de Barbara Penner, The Man Who Wrote Too Well. Il est paru initialement dans New Society, janvier 1072.

Photo parue avec l'article dans New Society

Il n’est pas horrible, ce squelette de métal : sa beauté est déjà légendaire. Que nous ayons fait des squelettes le symbole principal de la mort montre à quel point nous sommes vraiment devenus puérilement craintifs face à la mort. Le squelette est la partie de l’homme qui est la moins altérée par la mort et qui lui survit le plus longtemps. C’est la mortalité littérale de la chair molle qui est choquante, mais les seules périodes de la culture occidentale qui ont eu le cran d’affronter le ver et l’asticot, le muscle putréfié et les lambeaux de peau, ont été celles, comme le Maniérisme, que l’on méprise aujourd’hui, les considérant comme malades et morbides. 

Alors nous, les soi-disants sains d’esprits et en bonne santé, avons mal interprété le crâne et le squelette, situés bien au delà de nos minuscules esprits judéo-chrétiens, en les prenant pour memento mori classiques. Ce qui nous rassure peut-être dans cette ossature d’acier et de phosphore-bronze, c’est que son sujet est la mort par décélération terminale en automobile, qu’elle existe pour conjurer la mort, un vrai gri-gri technologique, un memento mori moderne. Mais ce n’est qu’une supposition intellectuelle. Le fait observable en la matière est qu’il peut faire des choses avec tant de soin et d’humanité qu’il ne peut être considéré que comme un ami. Il est difficile de retrouver une telle dextérité de mouvements et d’articulation dans les produits de l’ingénierie. 

Ses articulations font partie de sa légende. La formule qui s’est répandue comme un bruit de couloir, tenant en haleine le petit monde des designers était : « il peut hausser les épaules » et alors ? Et alors, quand un être humain vivant est attaché avec une ceinture en diagonale dans un accident de voiture, son épaule se plie vers l’avant sous l’effet de son propre élan, et emprisonne la ceinture contre son cou. Mais quand un mannequin traditionnel subit le même impact, ses épaules fixes ne peuvent pas se plier, si bien qu’il glisse sous la sangle et écrase sa stupide face de plastique sur le tableau de bord — ce qui contribue peu à l’étude du comportement humain en cas de collision mortelle. 

Si un mannequin doit vraiment être utilisé dans ce genre de test, il doit peser le même poids qu’un être humain, et être réparti de la même manière (ce dernier pèse environ 75 kilos, avec ses muscles et sa peau), il doit être plié exactement au même endroit et exactement de la même manière. Les mannequins de test ont été améliorés ces dernières années, mais très lentement. Avoir d’un seul coup des mouvements d’épaules appropriés, et un assemblage pelvien correctement dimensionné et articulé, constituent un immense pas en avant. 

Les jambes de métal qui ont accompli cette avancée appartiennent à M50/71 (mâle, cinquantième percentile, 1971), développé par l’Association pour la recherche de l’industrie automobile et David Ogle Limited, qui depuis quelques années maintenant, décortiquent de quoi un homme est fait et, constatant que Dieu a fait du bon travail, ont décidé d’en faire de même, c’est-à-dire :  un squelette mécanique qui peut plier ses bras, s’asseoir sur une chaise avec les jambes croisées ou sur le sol dans la position du lotus, avoir le cou raide comme un protestant irlandais ou détendu comme celui d’un bébé qui dort, et qui bouge dans l’ensemble comme un homme — et pas comme quelque chose qui en a juste l’air. 

Le processus de conception a commencé avec le mécontentement de l’Association pour la recherche de l’industrie automobile vis à vis des mannequins fabriqués et disponibles aux États-unis, et qui a commencé à introduire ses propres modifications et améliorations. Quand Ogle’s les a rejoints, il a mis en place son propre programme et a obtenu un instrument de crash-test si convaincant qu’il pourrait bien constituer la base de nouveaux standards de sécurité internationaux, et dominer le marché mondial au prix de base de 2 250 £. 

À bien des égards, la partie la plus intéressante de toute l’opération est l’implication de Ogle’s, une agence de design dont le nom ne dit sans doute rien au grand public mais qui mérite d’être évoqué dans le cercle de la profession. Fondée il y a une dizaine d’années pour poursuivre le travail de David Ogle après sa mort, la société actuelle, dirigée par Tom Karen, est devenue quelque chose qui se rapproche d’assez près de l’image idéale d’une agence de design industriel : une libre combinaison d’inventivité, de savoir-faire et de vision capable de tout faire. 

Il est probable que, statistiquement, les produits de Ogle ne soient pas différents du fonds de commerce habituel des designers, les armoires à radio par exemple. Mais c’est dans le domaine du design de véhicules qu’elle a laissé sa trace, comme avec des coups de maître comme le break GTE Reliant (très apprécié de la famille royale), la petite Bond Bug et le vélo Raleigh Chopper.

Tout cela est très bien (cela valu d’ailleurs à Karen de diriger le programme de design automobile au Royal College of Art), mais ce n’est pas forcément là que se situe le point culminant de l’ambition d’un designer. Le rêve d’inventer un produit qui se situe en dehors des compétences traditionnelles de la profession, mais qui répond à un réel besoin humain, fait partie de l’idéal d’omnicompétence du designer. Donc, si quelqu’un était capable de concevoir une reproduction échelle 1 parfaite des articulations d’un squelette humain… ne serait-ce pas parfait ? Car comme aucune agence normale n’est vraiment équipée pour mener ce travail à bien, cela devrait être, dans le monde idéal du design, un signal de départ pour le designer d’identifier un besoin humain et de produire un appareil qui le satisfasse. 

Dans ce cas précis, les designers sont arrivés un peu tard, mais leur engagement qui a suivi dans le projet a été proche de la perfection. Alors que les fabricants traditionnels de mannequins de crash-test tergiversaient et laissaient entendre que des articulations parfaites coûteraient très cher au gouvernement, Ogle a pris ses responsabilités, a montré qu’il y croyait, et est y est allé. En se servant des capacités de recherche de l’Association pour la recherche de l’industrie automobile, de ses propres moyens d’ingénierie (le développement a été dirigé par Peter Warner, un ingénieur formé par apprentissage et les cours du soir, rien à voir avec vos rêveurs d’université), de son grand sens de l’entreprise et (glup !) son propre argent, Ogle l’a fait. Je suspecte d’ailleurs qu’une part de la fierté actuelle de l’agence est liée à la gêne du reste du marché des mannequins de crash-test, surpris en train de traîner des pieds sur un sujet de vie ou de mort. 

Les autres mannequins ont tous été modifiés selon des standards similaires, mais l’avance de Ogle en fait un bien meilleur projet. Ils ont conçu l’un des artefacts anglais le plus convaincant depuis longtemps (depuis la Mini par exemple), un design dont l’autorité est d’avoir toujours raison. Il est d’ailleurs significatif qu’il semble être le seul mannequin qui n’ait pas besoin d’un surnom. Il ne sera jamais Fred le Mort ou Charlie Confort. Il n’a pas besoin de petit nom pour s’humaniser, puisqu‘il est aussi humain que n’importe quel artefact, du moins autant que puisse l’être le Positronic d’Asimov. Le voir assis par terre les jambes croisées, c’est, pour ainsi dire, voir une autre personne dans la pièce. 

La seule chose comparable dont je me souvienne qui ressemblait de manière aussi frappante à quelqu’un, serait les sculptures de George Segal ; ou, avant elles, les nus domestiques grassouillets de Marino Marini. Mais bon, ces derniers étaient — et voulaient être — des œuvres d’art, ce qui suggère une question évidente et légèrement troublante : le M50/71 est-il une œuvre d’art ?  Se peut-il que la paire Ogle-MIRA, en suivant la voie fonctionnaliste et en produisant quelque chose de parfaitement adapté à sa fonction, aient satisfait l’un des canons platoniciens de la beauté ? 

Bien sûr, le design semble avoir trouvé des qualités bien au delà de la satisfaction des besoins. Mais là, le besoin auquel il fallait répondre nécessitait — comme un nu ou un portrait — d’être une sorte de simulacre de l’anatomie humaine. Le seul moyen de simuler le comportement physique d’un thorax humain soumis à de désastreuses circonstances était de construire des côtes en acier qui s’arriment à leur point d’attache comme s’il elles y avaient poussé naturellement ; et le seul moyen de simuler la relation de l’assemblage pelvien à une ceinture de sécurité était de construire (en phosphore-bronze pour un poids correct) une réplique virtuelle du bassin complet, avec sa crête iliaque. Dans la vraie vie, ces derniers s’accrochent à la ceinture de sécurité et empêchent le corps de glisser sous le tableau de bord, ce que les mannequins plus primitifs avaient tendance à faire. Mais le seul Pouvoir d’un Grand designer ne peut pas nous mener aussi loin. Quand on a affaire à quelque chose comme à l’articulation du fémur au bassin, qui est l’un des chefs-d’œuvres absolu de la nature, il faut emprunter d’autres voies pour espérer obtenir la bonne liberté de mouvement dans l’enveloppe dimensionnelle d’un homme dans le cinquantième percentile. Le pur savoir de l’ingénierie doit alors prendre le relai, et les solutions de Ogle sont si convaincantes qu’il est difficile de ne pas croire qu’elles représentent de véritables alternatives que le processus d’évolution des vertébrés auraient abandonné avec regret. 

J’ai conscience d’être très élogieux, mais je dois reconnaître que je suis impressionné. La combinaison de chaque type de simulation est si soignée, tout tient si bien son rôle, qu’il est difficile de ne pas chercher de comparaison dans le monde de l’art, comme les combinaisons de différentes conventions de représentations dans un seul tableau de Richard Hamilton. Inversement, on peut se moquer en creux de certaines œuvres d’art. La comparaison la plus évidente pourrait être la Rock Drill d’Epstein*, dont la cage thoracique métallique et les organes internes en forme de sac, visuellement similaires, apparaissent comme une rhétorique bon marché face à la personnification par le M50/71 du travail de l’homo habilis et des capacités humaines. Il paraît que Epstein a eu un mal fou à faire tenir la foreuse par son personnage de manière convaincante. M50/71, même avec ses mains rudimentaires, pourrait lui montrer comment faire. 

La plus belle comparaison pourrait peut-être être faite avec les machines interactives d’Ed Ihnatowicz et leurs magnifiques articulations et réaction sensorielles — SAM, montré au Cybernetic Serendipity de l’ICA en 1968 — ou le Senster pour Philips à Eindhoven, qui n’est pas encore diffusé. (Si Ihnatowicz et Ogle s’associaient, les Positronics Robots feraient office de figurants.

Extrait du Late Night Line up diffusé sur la BBC en 1968. Introduction par Jasia Reichardt, commissaire de l'exposition Cybernetic Serendipity (ICA). Les images du SAM (Sound Activated Mobile) apparaissent au tout début et vers 4'.
Edward Ihnatowicz est un sculpteur cybernétique actif à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Senster, grand robot hydraulique interactif commandé par le géant de l'électronique Philips, marque l'apogée de sa carrière. On le voit ici pris en photo par Ihnatowicz dans l'Evoluon, vitrine de Philips à Eindhoven en 1970. Senster utilisait des capteurs de son et de mouvement pour réagir au comportement des visiteurs. C'est l'une des premières œuvres d'art robotiques interactives contrôlées par ordinateur.

Cependant, la question n’est pas de savoir si la Tate l’achèterait avant le MoMA (les deux lui donneraient une valeur nettement supérieure aux quelques 2 250 £ qu’ils dépenseraient aujourd’hui), mais ce que le Council of Industrial Design va faire avec lui. La règle tacite idiote du conseil selon laquelle les voitures particulières ne peuvent pas obtenir de prix de design a déjà privé Ogle de la reconnaissance publique qu’il devrait avoir depuis longtemps de faire partie des deux ou trois meilleures agences de design du pays. M50/71 offre au COID une chance de s’en sortir. Il est humain, moral, anglais, fonctionnel et beau. Si le conseil ne dépose pas de lauriers sur son doux crâne l’année prochaine avec de grands honneurs… et bien, il pourrait hausser les épaules et oublier l’insulte, mais je doute que la crédibilité du conseil puisse jamais s’en remettre. 

Son design restera parmi les meilleurs des années soixante-dix, même si Ogle ou n’importe qui d’autre tentait de l’améliorer. On se souvient d’un objet parce qu’il partage la même qualité qu’un ou deux autres classiques du design industriel — le pouvoir de résoudre un problème en y répondant parfaitement. Après le M50/71, il semble tout simplement ridicule que quelqu’un ait jamais pu supposer que l’on puisse faire un crash-test avec des mannequins qui n’étaient pas correctement articulés et lestés, qui n’avaient pas de cous à raideur variable et leur propre crête iliaque. Ce fameux haussement d’épaule n’est pas un raffinement gratuit ; il désigne le point où le problème cesse d’être « Avec quel sorte de mannequin pourrait-on s’en tirer ? » pour devenir « Comment pourrions-nous nous rapprocher le plus possible d’un corps humain ? »

Après tout, c’est la seule alternative possible aux corps humains réels. Les histoires que l’on entend à propos des fabricants de voiture qui utilisent de vrais cadavres sont vraies. Mais ils préfèreraient ne pas le faire, car ils ne sont pas fiables. « Vous ne savez pas », comme le dit carrément Peter Warner, « si vous allez en avoir un tout frais qui est mort depuis moins de six heures, ou un qui a été mis au frais pendant quelques années. » Quoi qu’il en soit, chaque mannequin, aussi belle que soit son ossature, doit être calibré en fonction de vrais corps pour produire des résultats utilisables. Selon mes dernières informations, Ogle vient d’apprendre que les scores de M50/71 correspondent presque exactement aux derniers chiffres des performances des cadavres d’amérique. Pourrait-on en demander plus à notre sympathique prevento mori ? 

*Voici l'image de la sculpture en question. Elle date de 1913 et, si elle représente bien un homme manipulant un énorme perforateur, sorte d'éloge de l'accouplement de la technique et de la virilité, la première guerre mondiale a radicalement transformé la vision d'Epstein qui a très vite modifié le monstre mécanique en un buste triste, désarmé, estropié (?). Bref, Banham, pris dans le feu de sa démonstration, se retrouve un peu à côté de la plaque et sa rhétorique de comparaison artistique atteint là ses limites, car l'imitation du squelette humain est manifestement le cadet des soucis de l'auteur de cette sculpture.

[https://en.wikipedia.org/wiki/Rock_Drill_(Jacob_Epstein)]

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