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Gunther Anders, L’obsolescence des produits, 1980.

Texte extrait de L'obsolescence de l'Homme (T2), Sur la destruction de la vie à l'époque de la troisième révolution industrielle, traduit en français et publié par les éditions Fario en 2011.

Les produits de série sont nés pour mourir. Le principe de reproduction de l’industrie actuelle ne signifie pas seulement que les produits de série sont fragiles et éphémères, qu’ils meurent un jour de vieillesse – comme les pièces des générations de produits antérieures –, mais qu’ils souffrent d’une forme de mortalité au plus haut point singulière, d’une mortalité dont la caractérisation semble hautement théologique : ils doivent mourir, ils sont destinés à n’avoir qu’une existence éphémère. Il n’y a pas que leur fragilité qui est prévue mais aussi, du moins approximativement, la date de leur échéance et celle-ci est toujours fixée le plus tôt possible. Pour reprendre les paroles d’un chant nazi dont l’intention consistait non seulement à mettre dans la tête des jeunes le fait qu’ils étaient remplaçables, mais aussi à les inviter à l’accepter joyeusement : les marchandises de série sont « nées pour mourir ».
Que l’on comprenne bien ce que dit cette expression.
Une mort pour laquelle on est « né » (une mort qui, au lieu de seulement mettre un terme à une existence, est d’emblée posée comme son objectif) n’a de mort que le nom. Ce n’est pas à mourir qu’on a préparé les jeunes auxquels on faisait chanter cette chanson, mais à être assassinés. La même chose vaut pour la « mort » des produits en série. Ce n’est pas pour mourir qu’ils sont nés mais pour être assassinés.
Ils seront en réalité assassinés par ces exemplaires frais et jeunes (du fait que leur facture et leurs performances sont identiques à la facture et aux performances de ceux dont c’est le tour de disparaître) ont le même droit à être actualisés et qui, d’une certaine façon, sont toujours déjà prêts – impatients et pressés –, en tant que « potentialités déjà emballées », à prendre la relève des anciens.
Pour être plus précis – car cette image n’est pas complètement exacte –, les anciens produits sont assassinés par la production. Car celle-ci a délibérément mis au monde les vieux exemplaires dans un état où ils sont incapables de survivre. Et puisque la production se sert de nous, les utilisateurs, comme d’alliés, puisque qu’elle nous exhorte et nous éduque à user les exemplaires en les consommant ou en les utilisant, nous déchargeons les nouveaux exemplaires de leur sale travail en tuant nous-mêmes les anciens exemplaires afin que les nouveaux puissent, innocents et les mains propres, prendre leur place d’un jour.
Écoutons ce que les Molussiens ont a dire là dessus. « “Que les produits meurent dans leur plus jeune âge”, dit-on dans l’un des plus célèbres documents molussien1, “cela n’accuse pas notre industrie”. Il est exact qu’elle produit une descendance mortelle et même, délibérément, la mortalité de cette descendance ; qu’elle dose par avance sa durée de vie moyenne et préfère ceux qui meurent tôt aux autres ; et même — comme on l’a auparavant affirmé de la révolution qu’elle “mange ses propres enfants”. Mais la critiquer pour cela, lui reprocher à cause de cela sa politique démographique sans scrupules, la traiter pour cela de “mère monstrueuse”, ce serait aussi réducteur que calomnieux. L’industrie sait ce qui est bon et ce qu’elle fait. Imaginez seulement un instant où nous en serions si elle était assez folle pour produire une descendance trop bonne, trop saine, vivant trop longtemps, voire — ce dont les dieux nous préservent — immortelle. Ne comprenez-vous pas qu’alors elle mettrait un terme à sa propre fécondité et nous ruinerait avec elle ? La mortalité de ses enfants est la garantie de son immortalité et de la nôtre. Nous devons la louer comme l’une des garantes de notre bonheur ! “Ne traitez donc pas la production de mère cruelle ! Si elle suit une terrible politique démographique, c’est, en fait, afin de prolonger sa fécondité et d’en garantir la continuité. Elle a très tôt fait preuve d’ingéniosité en produisant non seulement des enfants mortels, mais aussi la mortalité de ses enfants. C’est pourquoi nous pouvons tranquillement admettre non seulement qu’elle fasse ses enfants expressément mortels, mais aussi qu’elle les dégrade dès leur première heure de vie. Elle n’autorise aucun d’entre eux à faire précéder son nom d’un article défini, à être “le” “quelque chose”. Chacun d’eux doit passer sa vie comme “un” simple “quelque chose”. Et elle ne se réjouit pas de voir l’un d’entre eux éprouver le sentiment apaisant d’être identique à lui-même. En vérité, il doit être identique, il faut même qu’il le soit, non à lui-même, mais au modèle dont il constitue le énième exemplaire — tout comme ses nombreux frères et sœurs qui sont, eux aussi, venus au monde comme d’énièmes exemplaires du même modèle. Celui qui croit pouvoir rendre compte de la situation actuelle en disant : “Ce qui est produit aujourd’hui sera jeté demain” est bien en dessous de la vérité. La vérité, c’est que la production conçoit ses produits comme les déchets de demain, que la production est une production de déchets. De déchets à l’essence desquels il appartient certes d’être provisoirement utile. »

Des produits encore chauds, tout juste sortis de l’usine.

La relation entre consommation et propriété est complexe, dialectique si l’on veut : nous ne sommes propriétaires de bien de consommation que si nous ne les consommons pas. En revanche, en tant que consommateurs, nous ne les possédons pas.
Cela peut signifier deux choses : ou bien que, du simple fait que nous anéantissions le bien dont nous sommes propriétaire (si nous mangeons le saucisson sec que nous avons longtemps conservé), nous cessons d’être son propriétaire. Ou bien — et ce seul cas nous concerne ici — que l’usine livre son produit « encore chaud », c’est à dire en stipulant qu’il doit être aussitôt consommé dans cet état et à condition qu’il le soit. Le mot « aussitôt » est ici décisif : il signifie que le produit n’atteint pas en général cette « durée » qui, nous l’avons vu, est requise à titre de condition pour devenir une propriété. Mais cette possibilité extrême n’est pas la seule. Entre deux possibilités extrêmes — celle pour laquelle la durée est constitutive de la propriété au sens classique et qui exige une consommation simultanée ou presque de sa production —, se trouve un vaste terrain, celui des marchandises quotidiennes, celles que nous achetons aujourd’hui, consommons demain et remplaçons après-demain par de nouvelles. Du point de vue du producteur : les marchandises que nous achetons aujourd’hui afin de les consommer dès demain et de les remplacer par d’autres dès après-demain. Cela signifie que dans ce cas déjà, un cas aujourd’hui parfaitement normal, on calcule un rythme de consommation assez bref afin de ne presque plus laisser au produit le temps nécessaire pour devenir propriété et ne presque plus laisser au client le temps nécessaire pour devenir propriétaire.
Seulement « presque plus » bien sûr. Car, en dehors de l’industrie des produits de consommation, toutes les branches de l’industrie doivent « malheureusement » compter avec un intervalle, qui se glisse entre l’achat et la consommation ; elles doivent compter avec ce moment pendant lequel le bien est « seulement » propriété, « seulement » possédé, « seulement » utilisé. Mais ce temps d’utilisation, ce temps pendant lequel le produit est propriété, est un temps mort pour les producteurs, un temps dont ils tiennent à proprement parler rigueur au client, qu’ils aimeraient raccourcir (même s’ils vantent la solidité de leur marchandise) et qu’ils préféreraient supprimer (puisque, aussi longtemps que nous sommes possesseurs ou propriétaires, nous ne sommes pas actifs en tant qu’acheteurs). Tout costume, toute radio, tout réfrigérateur, toute pièce qui, au lieu de s’user aussitôt, résiste, se maintient et fait ses preuves est (pour reprendre un exemple auquel j’ai eu recours plus haut) un « pain permanent » et, en tant que tel, du « vol ». Le rythme auquel l’industrie fait passer les saisons de ses modes est une « méthode vengeresse », une mesure par laquelle elle se venge de la solidité de ses produits. Puisqu’elle ne peut pas le détruire physiquement, elle prive le manteau, qui tient encore bien chaud, de valeur sociale. La mode est la mesure à laquelle l’industrie a recours pour faire en sorte que ses propres produits aient besoin d’être remplacés.
Il n’est pas étonnant que toutes les branches de l’industrie regardent avec jalousie leur branche idéale — l’industrie des biens de consommation alimentaire — et qu’elle voit dans ses produits si admirablement inadaptés à la propriété un modèle pour tous les produits. Ce que préférerait la production, c’est que nous anéantissions ses biens, non seulement comme mangeurs mais aussi comme acheteurs de tous ses produits, que nous maintenions ainsi son rythme, que nous restions sans propriété. Mais ces conditionnels — « anéantissions », « maintenions » et « restions » — sont presque superflus. La réalité est déjà très proche de ce rêve. Car, lorsque la production nous regarde comme des propriétaires, elle nous considère (et, ce qui est plus important, nous traite) comme des propriétaires de biens éphémères. Cela signifie qu’elle espère que nous nous dépossédions le plus vite possible, par la consommation, de notre propriété, que nous achetions de nouvelles choses et que nous les usions le plus vite possible. Et ainsi de suite ad infinitum. Elle souhaite que nous soyons des « propriétaires intermittents » et nous traite comme tels2.
Le concept de propriété est profondément modifié, voire ruiné par cette transformation du propriétaire en « propriétaire intermittent ». Il est remarquable toutefois que cette opération ne soit pas l’œuvre de l’industrie elle-même, qui nous pousse à remplacer la stabilité de la propriété par une alternance d’avoir et de ne-pas-avoir.
Cela ne signifie certes pas que l’industrie souhaite nous voir sans ressources. Au contraire, puisqu’elle a besoin de nous en tant qu’acheteurs permanents, elle nous souhaite aussi riches que possible. Son rêve est une humanité composée d’ « hommes riches ne possédant rien », de clients qui, à la différence de propriétaires, ont besoin de tout parce qu’ils consomment tout en l’utilisant et qui, toujours à la différence de propriétaires, ne peuvent jamais refuser ce qu’on leur offre avec les mots : « Je l’ai déjà », synonymes de sabotage.
Elle ne peut naturellement pas compter trouver ces acheteurs idéaux. La plupart du temps elle en est même réduite à produire elle-même cette clientèle.
Cette activité de production n’est pas trop difficile pour elle. En fait, elle l’accomplit continuellement en transformant par enchantement abracadabra — tout état de propriété en un état de détresse, en une situation de ne-pas-avoir et de besoin ; en une situation où l’acheteur (sur la base de la marchandise qu’il vient d’acquérir) regrette l’absence de tant de biens ; en une situation où il ne s’est pas encore offert tant de biens dont il devrait déjà être propriétaire. Ce ne-pas-avoir est une conséquence de l’avoir. « Richesse oblige » dit la production. « Si tu achètes la marchandise A, tu es obligé voire forcé d’acquérir la marchandise B. »
Autrement dit, en produisant chacun de ses biens de telle façon que sa possession reste sans valeur sans la possession d’autres biens, la production produit des « n’ayant-pas ». En fait, la production d’une détresse durable fait partie des tâches principales de toute production. Oui, l’état de détresse appartient, en un certain sens, à titre d’attribut, à chacun de ses produits.
Car, avec chaque marchandise, elle donne faim, une faim que l’acheteur doit faire taire en achetant une nouvelle marchandise. Les voitures, par exemple, ont faim d’essence, une marchandise que les voitures consomment effectivement comme les hommes le lait. Je dit « consomment », parce que l’équation « utiliser = user » vaut manifestement aussi des biens qui ne sont pas des biens « de consommation ».
Puisque tout bien acquis exige un nouvel achat, tout acheteur redevient un consommateur. Si, après s’être acheté une voiture, son propriétaire espérait pouvoir se reposer sur les lauriers de cette propriété acquise, il resterait un « ayant-rien » démuni.


1. Les « Hymnes molussiens à l’industrie », en l’occurrence (trad. en allemand par G.A).

Les « hymnes molussiens » est une référence à La catacombe de Molussie écrit par Gunther Anders entre 1932 et 1938, traduit en français et paru aux éditions de L'Échappée en 2021 : dans les prisons d'un régime totalitaire, des hommes se transmettent de génération en génération les récits nécessaires à la poursuite de la lutte pour la liberté et la dignité.

2. Le principe de conservation des produits de consommation n’est pas un argument opposable. Car des biens qui sont mis en conserve restent des biens qui doivent être consommés et donc anéantis. On ne peut pas dire que, par leur mise en boîte, ils montent en grade, intègrent la classe des biens d’usage et deviennent des collègues du pantalon ou du marteau. Cela ne dépend pas tant du moment où le produit est consommé que du fait qu’il soit consommé ou non au moment de son utilisation, du fait que consommation et utilisation soient identiques. Or, dans le cas des biens de consommation mis en boîte, l’équation « utiliser = consommer » est d’une certaine façon conservée avec le produit lui-même. À l’instant où nous appliquons l’ouvre-boîte, cette équation jaillit hors de la boîte.

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