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François Châtelet, « Comment s’opère la révolution copernicienne ? », 1992.

Texte extrait de François Châtelet, Une histoire de la raison, Entretiens avec Émile Noël, Points Seuil, 1992, p. 76-84.
La mise en forme proposée transpose le plus fidèlement possible celle de l'édition de référence.


Comment s'opère la révolution copernicienne? Pour comprendre la nature de l'apport de Copernic, il faut rappeler la conception dominante du monde à l'époque. 

C’est, bien sûr, la conception aristotélicienne, mais profondément remaniée et approfondie durant ces très longs siècles. On a coutume de placer la vision du monde qui domine alors sous l’égide de Ptolémée, un penseur de langue grecque qui a réfléchi sur les hypothèse d’Aristote. Le monde de cette physique aristotélicienne est hiérarchisé. Il a un haut et un bas. En haut, la forme pure ; en bas, la matière première. À l’intérieur de ce monde il y a une frontière, une véritable coupure. Au-dessus, la réalité supra-lunaire ; au-dessous, la réalité sub-lunaire. La Lune marque la limite de l’un et l’autre espace. Le monde supra-lunaire est constitué de matière subtile. Les formes qui s’y meuvent ne rencontrant pas d’opposition ont un mouvement régulier et répétitif. Au contraire, dans le monde sub-lunaire, le nôtre, les mouvements sont tous singuliers. Chaque corps existant ici-bas est composé d’une forme et d’une matière qui luttent l’une contre l’autre. La forme s’efforce d’imposer sa forme à la matière, et la matière résiste à cette information. Dans notre monde sub-lunaire, il y a des mouvements naturels : celui qui fait que le feu monte, celui qui fait que la pierre tombe, celui qui fait que l’eau s’écoule. Et puis il y a les mouvements « violents », que l’on peut imposer aux réalités existantes — par exemple, lorsqu’on lance un caillou, on tente de lui imposer une autre direction que la sienne propre, qui est d’aller vers le bas. C’est, bien sûr, toujours le mouvement naturel qui l’emporte. Cette description du monde entraîne comme conséquence deux sciences de la réalité naturelle : la science du supra-lunaire, l’astronomie ; la science du sub-lunaire, la physique. La physique et l’astronomie ne reposent pas sur les mêmes principes. L’astronomie, étudiant des mouvements réguliers, peut être pensée avec des idées, des notions tirées de la géométrie. Cette méthode n’est pas pertinente dans le monde sub-lunaire : la physique aristotélicienne est purement descriptive, c’est une physique de constat. Comme je le disais tout à l’heure on constate que le feu monte et que la pierre tombe…

C'est donc à partir de cette vision du monde que Ptolémée a construit son astronomie, dont l'élément
le plus connu est que la Terre est au centre du système.

On sait déjà que la Terre est ronde ou, disons, possède de la rotondité. Autour glissent, les unes sur les autres des sphères — on en compte en général sept. Comme on a une bonne connaissance du mouvement des astres — à ce égard, l’astronomie arabe a apporté de nombreuses informations —, on arrive, en compliquant un peu la rotation de ces sept sphères à rendre compte de la régularité de ce mouvement. D’une certaine manière, cette vision qui met la Terre au centre de l’Univers est satisfaisante. Des hommes ont pu vivre avec et comprendre ce qui se passait dans le ciel. Mais les découvertes, progressivement faites par les divers astrologues et astronomes, malmènent de plus en plus l’hypothèse ptolémaïque. Pour expliquer le mouvement de certaines planètes que l’on n’avait pas bien repérées, de la position respective des étoiles que l’on observe, il faut compliquer considérablement ce schéma cosmologique. Si bien que l’idée de simplifie les choses – elle est bien antérieure à Copernic – s’impose peu à peu. L’un des arguments méthodologiques que Ion a retenus du Moyen Age, c’est que la meilleure hypothèse est l’hypothèse la plus simple, celle qui fait appel au moins d’entités explicatives possible. C’est ce qu’on appelle le « rasoir d’Occam ». Et Copernic se situe bien dans cette perspective. Il se demande s’il n’y a pas un moyen plus simple que ces sphères qui pivotent les unes sur les autres pour expliquer l’apparence des étoiles et le mouvement de ces astres errants qu’on appelle « planètes ».

Je savais qu’à d’autres savants avant moi fut accordée la liberté d’imaginer n’importe quels cercles afin d’en déduire les phénomènes des astres, je pensai qu’il me serait également permis de faire l’expérience de rechercher si, en admettant quelque mouvement de la terre, on ne pouvait trouver une théorie plus solide des révolutions des orbes célestes que ne l’étaient celles de ceux-ci.
C’est ainsi que je trouvai enfin par de longues et nombreuses observations que, si les mouvements des autres astres errants étaient rapportés au mouvement [orbital] de la terre, et que celui-ci était pris pour base de la révolution de chacun des astres, non seulement en découlaient les mouvements apparents de ceux-ci, mais encore l’ordre et les dimensions de tous les astres et orbes, et qu’il se trouvait au ciel lui-même une connexion telle que dans aucune de ses parties on ne pouvait changer quoi que ce soit sans qu’il s’ensuive une confusion de toutes les autres et de l’Univers tout entier.
Copernic, Des révolutions des orbes célestes, A . Blanchard, 1970 (trad. A. Koyré) [lettre-préface de Copernic au pape Paul III]

Copernic — est-ce une précaution de sa part ou est-il tout à fait honnête en faisant cela ? — exhume, parmi les multiples hypothèses cosmogoniques qu’on avait faites jusqu’alors, celle d’Aristarque de Samos. Cet astronome grec avait fait l’hypothèse que le Soleil se trouvait au centre de notre Univers, et Copernic part de cette hypothèse. Son travail est alors essentiellement, pourrions-nous dire, un travail de bureau. Il ne fait pas d’observation. Il se demande laquelle des deux hypothèses est la meilleure. Il développe l’idée que c’est bien le Soleil qui se trouve au centre de l’Univers et que la Terre est une des planètes qui gravitent autour. C’est une hypothèse parmi d’autres. Lorsque Copernic publie son livre sur les orbites célestes, d’autres recherches du même ordre sont en cours. Son travail ne soulève pas un étonnement particulier. Son hypothèse possède l’avantage d’être plus simple. De plus, elle peut être exprimée en langage mathématique. Elle a déjà une expression géométrique et l’idée se profile que l’on pourrait mathématiser tout cet ensemble. Pour cette raison l’hypothèse intéresse, mais elle conserve un certain nombre de résidus inexplicables. Alors, d’autres penseurs travaillent. Tycho Brahe, pour éliminer ces résidus, complique l’hypothèse de Copernic. Kepler, lui aussi, s’efforce de faire disparaître ce qui ne convient pas dans l’héliocentrisme copernicien, et va jouer le rôle décisif. Curieusement, c’est peut-être beaucoup moins parce qu’il propose des orbites elliptiques, au lieu des orbites circulaires imaginées par Copernic, que Kepler joue ce rôle déterminant que parce que son propre schéma permet de tirer des tables de prévisions beaucoup plus précises que celles qui existaient alors. Le paradoxe — on pourrait dire: la ruse de l’histoire —, c’est que le succès du système de Copernic vient de la renommée de Kepler en tant qu’astrologue. À l’époque, on ne distingue pas entre astrologue et astronome. La divination a une grande importance. Chaque souverain s’entoure d’astrologues qui s’efforcent de percer les secrets de l’avenir.

L'astrologie est une science officielle. Or, voilà qu'on se rend compte qu'il est beaucoup plus facile de faire de la divination astrologique à partir des tables tirées de l'hypothèse de Copernic revues par Kepler qu'à partir de la vieille conception du monde.

C’est de cette étrange manière que l’hypothèse copernicienne commence à susciter un vif intérêt auprès du public. La papauté ne s’émeut pas de l’hypothèse de Copernic. Elle se développe sans attirer la moindre réaction du côté des tribunaux de l’inquisition. Certes il y a le cas de Giordano Bruno, un disciple de Copernic, mais ce qu’on lui reproche, c’est beaucoup moins d’adopter l’héliocentrisme que de prétendre le monde infini. Cela, les tribunaux ecclésiastiques ne l’acceptent pas. Seul Dieu peut être infini. La réalité créée ne peut être que finie. Il y a là une atteinte au dogme. Ce n’est pas l’aspect scientifique de l’œuvre de Giordano Bruno qui est condamné — il faut bien le préciser —, ce sont ses extrapolations théologiques. Le pauvre Giordano Bruno sera brûlé à Rome en l’an 1600.

Les ennuis de la physique avec les autorités ecclésiastiques vont commencer avec Galilée. 

Il faut dire que l’entreprise galiléenne est autrement contestataire. Copernic, très prudemment, reste au niveau des hypothèses. Galilée, lui, propose une véritable révolution intellectuelle en même temps que cosmologique. Il construit cette révolution cosmologique à partir de ses expériences. Il est vrai qu’il a perfectionné la lunette astronomique et acquis un crédit considérable en montrant aux notables italiens qu’il y avait des montagnes sur la Lune. Mais sa grande entreprise, moins spectaculaire, est ailleurs. En faisant patiemment rouler des billes sur un plan incliné, en regardant le mouvement des pendules, en expérimentant avec un soin extrême, il en est arrivé à cette conclusion que le sub-lunaire et le supra-lu~aire sont soumis aux mêmes principes — je n’ose pas dire le mot « loi », ce mot n’apparaîtra qu’ultérieurement dans la pensée scientifique. La proposition fondamentale de Galilée, c’est : le monde est un. Qu’il s’agisse des planètes, du caillou, de l’air ou des nuages, toutes ces réalités obéissent aux mêmes principes. Là encore, je n’évoque pas le principe d’inertie puisque selon Ies travaux érudits, il ne semble pas que Galilée I’ait énoncé, mais il est présent dans toute son œuvre.

Galilée est l'homme qui a construit la représentation de l'Univers que nous avons encore aujourd'hui, quels qu'aient été depuis cette première moitié du XXIIe siècle les progrès accomplis par la physique.

Oui. Par exemple, souvent un peu légèrement, on dit que la révolution de la relativité bouleverse la physique classique. C’est vrai, mais dans le champ de la physique classique. C’est un bouleversement interne et non externe. Alors qu’en fait Galilée a construit l’image du monde autour de laquelle s’est fabriquée la réalité que nous connaissons. Cette unification se fait, en outre, dans des perspectives de méthode qui sont aussi extrêmement nouvelles. Il faut bien voir que cette époque — seconde moitié du XVe siècle XVIe siècle – début du XVIIe — connaît aussi un grand développement des mathématiques. C’est un temps où s’exploitent toutes les découvertes faites antérieurement soit par les Grecs, soit par les Arabes. Alors, la mathématique se constitue comme un corpus d’ensemble ayant ses règles, son langage, offrant l’image d’une rationalité intégrale, transparente. En particulier, l’algèbre acquiert ses propres notations et fait des progrès considérables. Or Galilée veut montrer — je cite une des formules de L’Essayeur, un de ses ouvrages — que la nature écrit en langage mathématique.

La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s applique d’abord à en comprendre la langue et à connaitre les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur.
Galilée, L’Essayeur (232), Les Belles Lettres, 1980 (trad. Christian Chauvire)

Il faut expliquer cela pour qu'on comprenne l'importance de la révolution cartésienne, c'est-à-dire la révolution philosophique qui en découle et qui est à l'origine intellectuelle du monde moderne. 

Si l’on se situe dans l’optique traditionnelle aristotélicienne et scolastique, la science du monde sensible, sub-lunaire, est purement descriptive. Elle s’exprime en langage quotidien, elle n’a pas un langage privilégié. C’était l’opinion d ‘ Aristote et, depuis lors on n’a pas apporté de modifications à cette idée. Galilée prétend que, quelque compliqué que soit un objet sensible, il est toujours possible, par abstraction mentale, par effort d’analyse, de réduire cette forme compliquée en une forme complexe. Je veux dire par là de transformer ce volume compliqué en une somme de n volumes simples. Bref, il n’y a, par conséquent, aucune raison de ne pas géométriser le donné sensible. Plus la réalité considérée sera compliquée, plus le schéma qu’on en tire sera complexe, et plus il faudra multiplier les volumes simples, mais I’opération, affirme Galilée, est toujours possible — opération exigée par l’entreprise d’intelligibilité de la nature.

Si l'on peut calculer le volume des réalités simples, alors on doit pouvoir calculer le volume de n'importe quel objet, si apparemment compliqué soit-il. Ainsi, Galilée se propose de projeter toute réalité qui se donne dans l'espace géométrique défini par Euclide et de rendre possible sa mathématisation, donc de le rendre intégralement transparent.

Cette fois, la science du réel n’est plus une science descriptive ; elle devient explicative, capable de se développer, grâce à la mathématique, par déduction, par interpolation, c’est-à-dire en imaginant ce que l’on ne voit pas, ou par extrapolation, c’est-à-dire en développant dans le cadre de l’expérience possible ce qui est donné dans l’expérience actuelle. Ce que je viens de dire d’un volume peut s’appliquer — bien que ce soit plus difficile à faire — au mouvement. Dès lors, Galilée peut affirmer que la réalité sensible est intelligible, pourvu que l’on fasse les analyses nécessaires et que l’on s’attache à perfectionner l’instrument mathématique. Il n’y a rien qui puisse échapper à l’intelligence humaine. Ce n’est, d’ailleurs, pas sur ce terrain qu’il a été attaqué. Ses ennuis vinrent du fait qu’avec beaucoup de vigueur et — on peut le dire — une certaine imprudence il a dénoncé les imprécisions et les confusions des textes doctrinaux fondamentaux de l’Église. Il a été traîné devant le tribunal de l’Inquisition et contraint de renoncer à la conception du monde qu’il développait. Il a été assigné à résidence. Il transmettra avant de mourir l’essentiel de son message — comme nous le rappelle Bertolt Brecht dans une admirable pièce, Galileo Galilei – par de très beaux textes, les Dialogues, où il prend le visage du philosophe platonicien.

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