Texte extrait de Tim Ingold, Faire : Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, Dehors, 2017, trad. Hervé Gosselin, p. 83-104.
Le biface est l’une des choses les plus étranges et les plus énigmatiques de la préhistoire. (…) C’est un objet magnifique, parfaitement exécuté, mais dont l’utilité est loin d’être évidente. Il tient exactement dans la main grande ouverte d’un adulte. (…) Extrait d’un morceau de silex, (…), il forme ce que les préhistoriens appellent un biface : il a deux côtés convexes, dont l’un est un peu plus proéminent que l’autre, ils se rencontrent pour former une sorte de bosse qui se rétrécit elle-même pour devenir une pointe ronde. Les deux côtés portent les traces de la technique qui a servit à leur fabrication, laquelle opère par suppression de lamelles, étape après étape, depuis le caillou d’origine. Cette technique exploite les propriétés d’une cassure conchoïdale, autrement dit la tendance qu’a le silex à se briser en éclats, en formant une sorte de bulbe là où le choc a eu lieu, lorsqu’on le heurte par un angle oblique près de son extrémité. Comme la surface arrondie de chaque éclat est un peu convexe, cette opération laisse des marques sur le caillou, en forme de concavité allongée. Une fois qu’une face est complètement éclatée, ces concavités se recoupent pour former une configuration irrégulière d’arêtes franches. L’arête où les deux faces se rencontrent est étonnamment tranchante, élimée grâce à d’autres dentures obtenues à coups de matériaux moins durs et plus friables tels que du bois ou de la corne.
Le nom que l’on a donné à ces objets doit beaucoup aux circonstances qui ont entouré les premières découverts importantes de spécimens préhistoriques, dans les années 1830 et 1840, dans le site de Saint-Achel, dans le nord de la France. Le chercheur à l’origine de leur découverte s’appelait Jacques Boucher de Perthes — un officier des douanes de la ville proche d’Abbeville. Estimant que ce qu’il venait de découvrir devait remonter à la plus haute Antiquité, il les baptisa du nom de « haches antédiluviennes ». D’abord tournées en ridicule par ses contemporains, ses allégations ont ensuite été acceptées et ont trouvé une place dans un milieu culturel qui s’habituait progressivement à l’idée que le genre humain n’avait cessé d’évoluer depuis des millénaires. C’est ainsi qu’à la fin du XIXe siècle, le site de Saint-Achel en est venu à représenter toute une période de la préhistoire, associée à la fabrication d’artefacts semblables à ceux que Jacques Boucher de Perthes avait découverts. En 1925, l’ère de fabrication de tels objets a reçu officiellement l’appellation d’ « Acheuléen » et les fameux artefacts ont été désignés de la même manière — nom qui d’ailleurs leur est resté. Toutefois loin d’être confinés à la France, et même à l’Europe du Nord, les bifaces acheuléens ont été découverts un peu partout en Europe, en Afrique, au Moyen-Orient et au sur de l’Asie — sur les trois continents du Vieux Monde, donc, mais aussi à diverses périodes du passé couvrant plus d’un million d’années. Les plus vieux bifaces, de facture plutôt rustique, ont été découverts dans des sites d’Afrique de l’Est ; on estime d’ordinaire qu’ils ont entre 1,6 et 1,7 millions d’années. En Europe, certains étaient encore fabriqués il y a seulement 128 000 ans. Même si la comparaison des plus anciens et des plus récents spécimens témoigne d’un progrès constant en termes d’équilibre et de symétrie, la forme générale est restée globalement inchangée.
Il est peu douteux que le biface soit le produit d’une activité intentionnelle et qu’il soit en ce sens un objet fabriqué. (…) Dans l’histoire des fossiles, cette technique est généralement associée aux restes des hominiens longtemps connus comme Homo erectus, et nous pouvons raisonnablement conjecturer que les fabricants de bifaces étaient principalement des individus de cette espèce. Quant à savoir pour quelle raison ils les ont fabriquées, force est d’avouer notre ignorance. Les explications avancées vont du plausible, comme de couper et gratter des peaux d’animaux et de végétaux, au plus improbable, comme celle selon laquelle les chasseurs auraient tiré parti des propriétés aérodynamiques de la « hache », laquelle, lorsqu’elle est lancée d’un mouvement tournant, permettrait d’assumer ou de faire trébucher une proie inattentive. La seule chose qui paraisse certaine est que cet objet ne peut pas avoir servi comme hache, car dans ce cas, il aurait causé plus de dégâts à la main de son utilisateur qu’à ce que ce dernier était supposé trancher par ce moyen.
En l’absence de meilleure explication, la majorité des préhistoriens ont opté pour la définition la plus prudente de cet artefact, compris comme un « outil d’utilité générale » (Thomas Wynn, « Layers of Thinking in Tool Behavior », dans Kathleen R. Gibson et Tim Ingold (dir.), Tools, Language and Cognition in Human Evolution, Cambridge University Press, 1993, p. 14). Toutefois, le mystère fondamental du biface ne réside pas tant dans l’usage qui a pu être le sien que dans la stabilité de sa forme. Comment peut-on expliquer une telle stabilité ? S’agissant des outils humains du passé ou bien de ceux d’aujourd’hui, chacun fait spontanément l’hypothèse qu’ils résultent d’une action intentionnelle [intelligent design], ceux qui les avaient fabriqués ayant d’abord « vu » dans leur esprit la forme des objets qu’ils voulaient fabriquer avant de s’atteler à les réaliser. Il est difficile, lorsqu’on examine la forme d’un biface acheuléen, de ne pas estimer qu’une intention [design] du même type a présidé à sa conception. La forme du biface, semble-t-il, n’est nullement préfigurée dans le matériau d’origine — à savoir dans les morceaux de pierre naturelle irréguliers —, pas plus que dans la relation de l’artisan avec la matière. Si la forme a été imposée arbitrairement au matériau, quelle autre origine lui donner si ce n’est l’esprit de l’artisan, où l’idée a germé et d’où elle a été transmise à d’autres artisans par voie de tradition ? De fait, nombreux sont les archéologues à avoir défendu cette thèse.
Mais en admettant que cette thèse soit recevable (…), il reste à expliquer comment il est possible qu’un tel concept ait pu conserver une telle stabilité au cours de plus d’un million d’années sur les trois continents. (…) rien dans les archives de l’ethnographie, ou au cours de la dernière centaine de milliers d’années de la préhistoire, n’a ce serait-ce qu’approché l’extraordinaire diffusion et la persistance du biface.
[Une des hypothèses possibles consiste à tenir tout simplement la fabrication de bifaces pour l’expression d’un instinct.]
[André Leroi-Gourhan la défend un moment dans Le geste et la parole avant de la réfuter quelques pages plus loin. Elle n’est donc ni plus sûre, ni plus convaincante que la précédente.]
Comme beaucoup de préhistoriens avant et après lui, Leroi-Gourhan semble être pris dans une double impasse. Si, d’une part, la forme du biface est liée au schéma du corps, alors nous pouvons bien rendre compte de sa pérennité mais plus de l’apparente intelligence complexe, alors que nous pouvons bien rendre compte de l’intelligence complexe, alors nous pouvons bien rendre compte de l’intelligence qu’implique sa conception mais plus de la pérennité de la forme.
[Tim Ingold explique cette impasse par] le dilemme constitutif qui est à la base de notre propre définition collective comme espèce naturelle qui ne se connaît elle-même comme telle que parce qu’elle a dépassé un seuil de l’existence, pour entrer dans un domaine au-delà du naturel.
Les racines de ce dilemme traversent en profondeur la tradition philosophique occidentale avec d’interminables argumentations sur la relation entre le corps […] et l’âme. Depuis Aristote, cette distinction entre corps et âme a été considérée comme l’instanciation d’une division plus générale entre la matière et la forme. […] Dans l’histoire de la philosophie occidentale qui a suivi, le modèle hylémorphiqçe n’a cessé de gagner en autorité. Le couple forme-matière est devenu également de plus en plus déséquilibré : la forme est apparue comme étant ce qui est imposé par un agent censé posséder un dessein particulier à l’esprit en vue d’atteindre une certaine finalité, tandis que la matière, rendue passive et inerte, a été considérée comme le réceptacle de l’action de l’agent.
(…) Lors d’un colloque organisé en 1990 […], le consensus [la culture fournit les formes, la nature les matériaux, une forme est d’abord imaginée avant d’être réalisée] a volé en éclat. [L’archéologue de la préhistoire Iain Davidson et le psychologue William Noble ont défendu] une thèse radicalement différente sur la fabrication du biface. Pourquoi, demandent-ils, ne pourrait-on pas faire l’hypothèse que le fabricant n’a en fait jamais eu l’intention de produire cette chose que nous appelons un biface ? Supposons que l’Homo erectus ait eu besoin d’instruments aiguisés qui soient à la fois petits et jetables, et qui ne s’émousseraient pas trop rapidement. Qu’aurait-il pu trouver de mieux qu’un éclat, tout juste extrait d’un bloc de roc ? En transportant partout avec lui un bloc dur et peut-être aussi une pierre servant de marteau, il lui aurait été possible en outre de récupérer ds éclats rapidement, lorsque le besoin s’en faisait sentir, puis de s’en débarrasser lorsque le bloc avait été réduit au point de ne plus pouvoir être éclaté utilement. Si une telle hypothèse est juste, alors ceux que les archéologues ont estimé être des artefacts fabriqués dans un but précis ne seraient, selon Davidson et Noble, que des résidus de blocs : bref, des restes. [Iain Davidson et William Noble, « Tools and Language in Human Evolution », dans dans Kathleen R. Gibson et Tim Ingold (dir.), Tools, Language and Cognition in Human Evolution, Cambridge University Press, 1993, p.372].
Cette hypothèse fut accueillie sur le moment avec scepticisme, pour ne pas dire avec dédain, et la situation ne s’est guère améliorée depuis. Cinq ans plus tard […], Thomas Wynn, publia un article dans lequel il réfuta cette hypothèse point par point. [Le principal argument avancé est la symétrie et la régularité de la forme]. (…)
En fait, les indices qui contredisent l’hypothèse selon laquelle les fabricants de bifaces cherchaient surtout à produire des éclats, sont absolument convaincants. Cependant, en proposant cette hypothèse, Davidson et Noble ambitionnaient par-dessus tout de faire valoir l’importance principielle de la distinction consistant à bien séparer la forme finale d’un artefact, tel qu’une fouille archéologique peut le découvrir, et la « forme finale » qu’a voulu lui donner celui qui l’a fabriqué initialement.
[Tim Ingold poursuit en supposant que les bifaces aujourd’hui retrouvés par les archéologues puissent être, non pas des objets finis, mais des objets que l’on a rejetés parce qu’au bout de leur usage, comme un crayon trop taillé. Un archéologue du futur les retrouvant dans des poubelles en tirerait certainement la conclusion que ces objets ne pouvaient pas avoir été conçus pour dessiner, car ils sont trop petits. C’est ce que Davidson et Noble appellent : le paralogisme de l’artefact achevé ].
(…) même si nous accordons à Wynn et à quelques autres que les fabricants de bifaces cherchaient surtout à mettre en forme des blocs plutôt qu’à produire des éclats, le danger du paralogisme de l’artefact achevé guette toujours. Nous ne pouvons pas supposer que les formes des blocs récupérés étaient celles que leurs artisans avaient d’abord à l’esprit pour ensuite chercher à imposer à la matière, ni même que quelque chose d’équivalent à ces « modèles mentaux » ou ces « intentions géométriques » dont parle Pelegrin aient jamais existé dans leur esprit. (…)
Comment pouvons-nous distinguer un outil inachevé d’un autre entièrement terminé, et ces deux derniers d’un troisième qui, après avoir été achevé, porterait éventuellement des marques d’usure ?
[Tim Ingold cite ensuite Ralph Holloway selon qui le façonnage d’un biface est comparable à la construction d’un énoncé linguistique. Selon ce modèle, comme l’élaboration d’une phrase implique que les mots s’enchaînent les uns aux autres jusque’à obtenir un tout cohérent, le processus de fabrication possèderait ainsi un point de départ et un point d’arrivée clairement identifiables. (…)]
En bref : en l’absence d’un dessein initial, il serait impossible de produire un objet achevé ; rien ne pourrait permettre d’atteindre le point d’arrivée en l’absence de tout point de départ. (…)
Cependant, en l’absence de toute conception préalable de la forme, il est non seulement impossible de répondre à la question de savoir si l’objet est achevé ou non, mais il n’t a même aucun sens à poser une telle question.
[Exemple du galet]
Composé de granit, le galet est extrêmement compact, et pourtant sa forme est délicatement arrondie, si bien que, par comparaison à un biface marqué et dentelé, il paraît presque lisse. Je le prends entre mes mains : son contact est très doux. Je le pose sur la table : sa forme est celle d’une sphère un peu écrasée, au contour légèrement circulaire, vue du dessus, et presque elliptique, vue de côté. En fait, géométriquement parlant, il n’est pas moins symétrique qu’un biface. Sans doute sa symétrie n’est-elle pas parfaite, mais ni plus ni moins que celle d’un biface. En quel sens pourrait-on dire que ce galet est achevé ? Il ne l’était certainement pas jusqu’à ce que je le ramasse pour compléter ma collection (laquelle répond à certaines normes formelles et esthétiques). Indépendamment d’un tel projet, il n’y aura guère de sens à dire qu’il est plus ou moins achevé. Le galet était simplement là, offert à l’action continue de polissage de la mer qui lui a donné la forme qu’il aujourd’hui.
Il est bien évident qu’aucune intention géométrique ni aucun modèle intellectuel n’ont présidé à la formation de ce galet. De la même manière, rien ne nous autorise, sur la seule base de la symétrie que présente un biface, à faire l’hypothèse qu’un dessein [design] a présidé à sa fabrication. Pourtant (…) la forme remarquablement élaborée du biface (…) suppose une activité délibérée est hautement spécialisé. Mais cela ne nous autorise pas pour autant à invoquer des intentions initiales sous la forme d’un projet ou d’un plan de montage. Car l’intentionnalité hautement spécialisée est inhérente à l’action elle-même, elle réside dans les qualités particulières de l’attention et d’adaptation au matériau, sans qu’il soit nécessaire de faire l’hypothèse d’intentions préalables de la part du fabricant. Il est vrai (…) que les artisans humains se sont souvent servis de modèle et ont souvent eu recours à la géométrie. Mais les modèles ne préexistent pas dans l’esprit, ils ne doivent être cherchés nulle part ailleurs que dans les artefacts eux-mêmes, à même la matière travaillée, et prenant place à côté des autres instruments de travail. (…) l’idée selon laquelle la mesure renverrait essentiellement à une géométrie abstraite (…) est une idée qui appartient en propre à la tradition occidentale, et qui plonge ses racines dans la pensée d’Aristote. Plutôt que de porter au crédit de l’Homo erectus un mode de connaissance qui n’est même pas universel chez les êtres humains (…), et en l’absence de toute preuve convaincante de l’existence de modèle intellectuel préalable qui aurait servi à la fabrication des outils, il me semble plus raisonnable de suggérer que la géométrie ou les modèles utilisés dans la fabrication des bifaces sont inhérents à la morphologie et aux proportions des corps — et par-dessus tout, aux mains —, de ceux qui les ont fabriqué. Rien de plus facile, lorsqu’on y songe, que de créer un modèle pour un biface : il suffit de joindre les mains, paume contre paume, en les recourbant légèrement. (…) Je peux former cet espace par un simple geste, sans avoir besoin de faire appel à une image mentale quelconque.