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Michel Ragon, Villes marchandes et civilisation industrielle , 2010.

Extrait du premier chapitre de Michel Ragon, Histoire de l'architecture et de l'urbanisme modernes, « Des villes marchandes à l'avènement de la civilisation industrielle », p. 21-23.

Du début de l’histoire de l’humanité jusqu’au XVIIIè siècle, c’est « l’ère de l’outil ». Depuis, nous sommes entrés dans une nouvelle forme de civilisation : celle de la machine. Celle aussi du marchand. Évidemment, la civilisation industrielle n’est pas née spontanément au XIXè siècle. Le premières filatures à vapeur datent de 1785 et, au siècle précédent, les manufactures de Colbert groupaient déjà jusqu’à 1700 ouvriers. Le marchand et les techniques commerciales sont apparus aux XIVè et XVè siècles aussitôt après l’effondrement de la cité chrétienne qui reposait sur un tout autre ordre de valeur. Ce
marchand est l’ancêtre du capitaliste moderne.
La civilisation industrielle, c’est à dire une forme de société où la production et la richesse deviennent une manière d’exercer le pouvoir, où une nouvelle classe, la bourgeoisie, née du commerce, tend à se substituer à l’aristocratie guerrière et intellectuelle, a donc lentement mûri pendant cinq cents ans. Ses étapes sont bien connues : la Renaissance (qui enterre la cité chrétienne), le protestantisme (qui assigne à un néo-christianisme la mission de la rentabilité dans le travail érigé en première vertu et qui donne aux chrétiens le droit d’être banquiers), la Révolution de 1789 (par laquelle la bourgeoisie française s’empare du pouvoir détenu par l’aristocratie). Développement du commerce et essor de l’industrie sont les deux bases de la société capitaliste qui, au XIXè siècle, exercera un pouvoir sans partage. Il s’ensuivra deux calamités étroitement liées : l’éclatement de la cité médiévale sous la poussée de la ville marchande et l’avènement du prolétariat urbain. À partir du moment où la bourgeoisie exerça la pouvoir, sa morale du profit remit en cause tout l’équilibre ancien de la société. L’expansion urbaine, qui ne dépendit plus que du désir d’enrichissement de propriétaires du sol, fit éclater les villes dans un chaos qui finira un jour par l’effrayer elle-même.
Au moyen âge, l’Église se chargeait de secourir les pauvres, les malades, les sans-travail et les sans-abri. Jusqu’au XVIIIè siècle, les marchands, qui conservaient encore un complexe de culpabilité chrétien, continuèrent à dépenser pour les nécessiteux. Mais au XIXè siècle, l’âpre lutte menée par les chefs d’industrie, les batailles de la concurrence, firent que les capitalistes oublièrent vite ce « devoir » pour ne plus penser qu’au profit. Ils avaient d’ailleurs, grâce à leurs immenses usines, trouvé du travail pour
les pauvres. Des cohortes de pauvres affluaient de toutes les campagnes pour venir s’enrégimenter dans l’industrie naissante. Si nombreux que les salaires (en raison de la concurrence de l’embauche, de la surproduction de bras) régressèrent très vite à un niveau misérable.
L’usine et l’entassement urbain du prolétariat marquent, pour la première fois, la rupture entre l’homme et la nature.
La ville marchande eut très tôt les caractéristiques de ce qui deviendra, au XIXè siècle, la
civilisation industrielle. Magnificence architecturale de la Bourse, méfiance envers les universités, mais par contre désir de créer des écoles primaires et secondaires de caractère plus technique que culturel ou les élèves puissent apprendre à écrire et à calculer, afin de devenir de dociles exécutants de la société industrielle. Bourses, banques, chambres de commerce devinrent les églises de la nouvelle civilisation dont le dieu s’appelait Argent. Mépris du passé, mépris de l’art, mépris de la culture, mépris
des espaces verts (« inutiles puisqu’ils ne rapportent rien » ; et c’est ainsi que vergers, jardins, terrains de jeux, villages riverains disparurent de la cité marchande) caractérisaient la nouvelle « civilisation ». Les propriétaires, découvrant que plus on entassait de locataires dans un local, plus ce système rapportait de loyers, donnèrent à certains quartiers des villes une densité à l’habitat jamais atteinte auparavant. Et puisque, en raison de l’affluence de travailleurs mal logés dans les villes, il n’y aurait jamais de crise de locataires, pourquoi auraient-ils « perdu de l’argent » à entretenir leurs immeubles ? Avec l’ère de loyers surpayés, commença donc paradoxalement l’ère des taudis.
La ville marchande trouva son tracé idéal, c’est-à-dire celui qui pouvait fournir le plus de lots négociables sans perte de terrain : l’échiquier. La ligne droite en urbanisme devint donc l’idéal de la société bourgeoise , contrairement à l’idéal médiéval des formes sinueuses et pittoresques. Dans le dessin des villes, l’architecte n’était plus d’aucune utilité. Un bon bureaucrate avec un règle suffisait. L’ère des agents voyers commençait, dont la tyrannie est loin d’être éteinte. Pays d’élection de la civilisation
industrielle, les États-Unis n’ont pratiquement pas d’autre tracé de ville que l’échiquier.
La ville marchande, tracée à angles droits, marque le début de l’abstraction en urbanisme. Le tracé se fait sans se préoccuper de la forme du terrain. Si ce terrain est trop pittoresque, on l’arase. À la ville biologique médiévale se substituait la ville du profit, réglée comme un livre de comptes. La ville s’étend n’importe où, arrêtant sa croissance rectiligne lorsque les difficultés de transport rendent impraticables des quartiers trop lointains. Mais la ville capitaliste résoudra ce problème en créant les omnibus, puis les tramways. Désormais, la croissance de la ville n’aura plus de limites. Loin de se désoler de ce gigantisme, la société industrielle s’en glorifiera. Chaque ville recensera ses excès de population avec orgueil. À la fin du XIXè siècle, Henry George, puis Ebenezer Howard dénonceront avec vigueur cette conception de la cité, devenue affaire commerciale.

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