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Bell Hooks, Design : une vie fertile, 1998

Titre original : Design: A Happening Life, 1998.
Article en ligne publié sur le site Lion's roar.

Toute ma vie, le design a été un grand plaisir pour moi. Il n’y a pas d’être humain sur terre qui ne soit né pour autre chose qu’une vie fertile — qui ne soit né pour autre chose que pour désirer concevoir à l’infini. Petite fille, mon souhait le plus cher était de devenir architecte, et j’aimerais aujourd’hui avoir conservé les plans de la maison de rêve que j’avais alors imaginée. 

L’éminent architecte Harwell Hamilton Harris a décrit le travail de Frank Lloyd Wright comme « la révélation de l’architecture comme art… non pas l’art des livres ou des salles de classe, mais l’art qui procède de la fibre même des choses. Un art qui vient de l’intérieur ; qui remplit l’imagination d’un flux tourbillonnant d’images vivantes ; qui suscite un désir intense de leur donner corps sous forme de bâtiments vivants, insufflant à leur possesseur le sentiment de la réalité de soi ; l’incorporant dans le tourbillon d’images et le rendant sensible à la vitalité des choses ; le projetant inconsciemment dans toute chose et sentant l’unicité et la continuité de ces choses ; le faisant se délecter de la redécouverte de lui-même et de la richesse et de la multiplicité de l’être dont il se découvre capable. »

Cette vision de l’architecture évoque un monde fait d’êtres étroitement connectés. C’est le désir de créer un tel monde qui a souvent été abandonné car tout dans notre culture est subordonné à la maintenance de systèmes d’exploitation et/ou d’oppression, au patriarcat capitaliste suprématiste blanc. 

Aujourd’hui, le design n’a que peu de sens pour les masses de gens pour qui « l’inter-être » ne semble être qu’un rêve romantique alors qu’ils jouent des coudes pour assouvir leurs fantasmes matérialistes; croyant — comme tout le leur enseigne — que consommer est l’unique voie de l’extase. Le chagrin me saisit toujours quand je vois les multiples façons dont le capitalisme avancé supprime les conditions culturelles qui rendraient tout le monde, y compris les pauvres, capable d’accéder à l’apprentissage d’une appréciation esthétique du design. 

J’ai appris cette appréciation esthétique de Baby, la mère de ma mère, qui ne savait ni lire ni écrire. Le design se voyait dans les dessus de lits qu’elle faisait — autant dans ceux qui étaient faits de pièces dépareillées que ceux qui étaient attentivement élaborés à partir de modèles. Malheureusement, la capacité à reconnaître la beauté ne semble pas innée. Même s’il est clair que, si certains individus naissent doués d’une fine sensibilité esthétique, la plupart d’entre nous doivent apprendre comment « voir » la beauté. 

Quand je me ballade dans le West Village et que j’entre dans des boutiques qui vendent aux gens aisés les objets (meubles, vaisselle, bougeoirs, lampes, etc.) qui se trouvaient autrefois dans les foyers des classes moyennes et de la petite bourgeoisie, je pense à la façon dont la notion de classe surdétermine souvent le rapport que nous entretenons au design. Il est difficile d’imaginer que, jusque dans les années cinquante, il était toujours possible pour une famille sans trop d’argent de posséder une chaise ou une table au design exquis. 

Aujourd’hui, il n’y a pas de design pour tout le monde. Le design est d’abord pour ceux qui peuvent se l’offrir et/ou pour ceux qui ont appris à penser son esthétique. Ce n’est pas parce que les gens ont de l’argent qu’il auront l’œil pour le design, mais il y a une pédagogie quotidienne du design dans notre culture. Ses leçons sont dispensées aux plus privilégiés d’entre nous, qui savent quels magazines regarder, dans quels magasins aller, avec quels designers travailler. Beaucoup de magazines très répandus dessinent des cartes pour ceux  qui veulent savoir où aller pour acheter de beaux objets bien designés. 

À nouveau je me demande pourquoi les objets qui ont le plus de chance de se retrouver dans les foyers des classes les plus pauvres sont aujourd’hui dépourvus de design et d’art, comme ces chaises bon marché qui ne sont même pas en « vrai » bois et qui se disloquent facilement à force d’être trop utilisées. Parfois, dans ces magasins chics, je vois des objets habilement conçus qui se trouvaient dans nos foyers d’ouvriers ; nous ne leur accordons pas de valeur parce que nos esprits désirants cherchent déjà le prochain symbole du statut matérialiste. 

Cela n’indique pas que les pauvres et la classe ouvrière ont échoué à investir leur capital culturel mais désigne plutôt un de ces moments problématiques dans l’histoire où le désir d’un statut matériel altère la capacité à apprécier la valeur d’un objet. Par exemple, nous avons tous grandis avec de magnifiques couvre-lits faits à la main sur nos lits. Alors que nos grands-mères voyaient en eux de beaux objets, leurs enfants attendaient impatiemment le jour où ils pourraient enlever ces couvre-lits démodés et les remplacer par des couvertures et des édredons achetés en magasin. Cependant, alors que les consommateurs privilégiés commençaient à inscrire, à travers les médias de masse, leur sens du couvre-lit comme objets de valeur significatifs, les membres de ma famille ont commencé à changer leur façon de voir cet objet. Le cœur du problème n’était pas tant la valeur esthétique que le statut matériel. 

Finalement, les reproductions bon marché des couvre-lits à l’ancienne n’améliore pas la sensibilité esthétique de ceux qui les achètent. 

Qu’il s’agisse de logements insalubres ou de bouilloires, de cafetières et de couvre-lits, il est clair que l’économie gérée par les entreprises garantit que la plupart des individus accepteront l’idée que le statut issu d’une consommation ostentatoire est plus important pour le bonheur individuel que l’esthétique.

Dans un monde à ce point corrompu, la vision du design décrite par Harwell Hamilton Harris doit lutter pour faire sens. S’adressant à une promotion de diplômés dans les années cinquante, il partagea ces pensées : « ne laissez pas le design devenir routinier. Commencez chaque nouveau design avec enthousiasme, avec la confiance qu’il en sortira une chose entièrement nouvelle, et pas un objet simplement relooké. C’est une vie de découverte — découverte de votre propre nature et découverte de la nature de l’univers. C’est par cela que vous grandirez. Je ne vous parle pas de l’architecture comme moyen de faire sa vie; je vous parle d’architecture comme vie. »

Pour accomplir cette vision nous devrions voir le design comme moyen de façonner nos modes de vies, comme ayant des valeurs spirituelles. Nous devrions vivre vraiment. Quand la vie est fertile, le design a du sens. Dans un tel monde, chaque rencontre avec le design doit renforcer notre conscience de la valeur d’être en vie, d’être capable de vivre l’expérience d’être joyeux et en paix. Le principe premier qui m’a guidée et soutenue dans mon approche du design (que ce soit dans le dessin des plans pour la rénovation d’un espace de vie, pour des couvertures de livre ou juste dans la façon dont je choisis de créer des designs pour des dossiers) a été l’habitude de trouver de la joie et du plaisir dans ce qui est simple.

Je suis une fan de l’autocollant pour pare-chocs qui nous exhorte à « vivre simplement pur que les autres puissent simplement vivre ». L’appel à être attentif à ce qui est simple est souvent mal compris, entendu seulement comme une demande de vivre sans luxe ou sans beauté, sans pouvoir profiter « des choses les plus raffinées ». 

Pour moi, cela a toujours été un appel à rechercher la beauté au-delà de ce qui peut être rendu le plus facilement apparent, à trouver la beauté dans le quotidien. Ma décision d’évoluer vers l’élégance dans la simplicité a été motivée par un effort pour se débarrasser de l’esclavage de l’excès. Cela incluait des façons traditionnelles de penser le design, qui semblaient obscurcir ma vision esthétique.

L’obstination du sculpteur et designer japonais Isamu Noguchi à trouver une essence simple l’a mené à articuler une vision d’un monde au-delà de l’art. Avec une audace tranquille, il fut en mesure de déclarer : « L’œuvre qui ne contient que ce qui est vraiment nécessaire existerait à peine. Elle disparaîtrait presque. En un sens, ce serait une œuvre invisible. Je n’ai pas encore atteint ce stade, mais j’aimerais aller aussi loin. Une telle œuvre ne prétendrait pas être de l’art. Elle n’aurait rien de remarquable et pourrait donner l’impression qu’elle est simplement tombée du ciel…”.

Dans une telle vision demeure notre espoir. Dans le rêve d’un monde où le design nous permet de vivre et de mourir pleinement, de s’approcher du paradis, de savoir que la splendeur céleste est toujours là pour nous. Nous devons seulement designer et designer sans cesse une vie où cette perspective est celle que tout le monde peut voir et réaliser. 

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