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Andrea Branzi, « La rue à Eidhoven », Radical note 6, 1973.

Titre original : « La strada a Eidhoven », Casabella n°376, avril 1973.

En prenant pour point de départ l'exposition De straat, organisée par le Van Abbemuseum (2 juin - 6 août 1972), cette Radical Note prend un tour sérieusement ironique. D'une exposition pléthorique sur la rue, sous titrée "Forme de vivre ensemble" (très critiquée à l'époque mais remise à l'honneur en 2006 par le programme "Archive vivante" du VanAbbeMuseum), Andrea Branzi écrit un texte dont la conclusion est sa disparition même. Car "repenser entièrement le problème", c'est ce à quoi s'étaient consacrés les membres d'Archizoom, de 1970 à 1973, précisément, avec le projet No-stop City dont cette Radical note de Branzi en est une sorte de synthèse, peut-être le point final.
Quelques termes de la Radical Note ont été mis en écho avec un extrait d'un des textes fondateurs du projet No-stop City publié dans Casabella en 1970.
Un extrait de la postface écrite par Andrea Branzi à l'occasion de la parution de l'ouvrage consacré à ce projet paru en 2006 permet également de mettre le Radical note en perspective.


Le Van Abbemuseum de Eindhoven a consacré une exposition et un beau catalogue aux rues du monde, des rues pré-industrielles d’Europe jusqu’à celles de Chine, et ainsi de suite. L’exposition présente une vaste documentation sur la circulation urbaine, abordée comme l’une des structures fondamentales sur laquelle repose l’équilibre fonctionnel et idéologique complexe de la ville — moderne ou historique — entendue comme structure d’échanges commerciaux et culturels et comme patrimoine public. La rue en tant que phénomène urbain est intrinsèque à la ville elle-même, mais conserve une identité culturelle autonome propre et appartient à une catégorie phénoménologique spécifique, ce qui rend possible de l’observer (et peut-être aussi d’observer sa crise et son déclin) indépendamment d’autres facteurs urbains. 
Le mythe naturaliste du libre échange* a attribué à la ville le rôle de garantir les conditions idéales de marché, comme un tissu organique garantit les échanges vitaux entre les différentes cellules. Cet état de fonctionnalité optimale consiste en théorie à assurer la médiation entre intérêts privés et collectifs que la ville, par définition, est supposée garantir dans le contexte élargi d’équilibre entre nature et technologie. 
En réalité, dans l’idéologie bourgeoise, équilibre écologique et justice sociale font partie d’un même problème (d’où, entre autres, leur radicale irrésolvabilité), se sorte que la ville devient en théorie le lieu où cet équilibre* se réalise sous forme de structures physiques et linguistiques (!). Ainsi, le Plan d’Urbanisme devient un outil de médiation entre l’Intérêt Général et Particulier, entre la Culture et la Technique, entre la Nature et l’Ingénierie, entre l’Homme et la Société, et ainsi de suite — le tout situé dans système fonctionnel rigide sensé posséder sa propre scientificité tout en conservant une certaine élégance linguistique, et si possible au sein d’une responsabilité civile consciente. (En outre, le fait que tout cela ne puisse plus se produire aujourd’hui constitue une complication supplémentaire, car cela conduit à un malentendu sur le sens politique d’un tel mécanisme). Dans cet équilibre extrêmement complexe de forces et de logiques différentes, le réseau des rues devient clairement le schéma objectif et « figuratif » du fonctionnement urbain, parce que c’est justement cette partie de la ville que nous pouvons tous utiliser (en plus de nos appartements et de nos bureaux) et que c’est de surcroît le lieu depuis lequel nous pouvons « voir » la ville. En effet, non seulement les rues desservent le compact tissu privé (les habitations), mais en le sectionnant, elles déterminent les plans affleurants* du langage architectural (les façades). 

La rue, et plus généralement la métropole bourgeoise, demeure en effet et malgré tout une structure visuelle, et en faire l’expérience reste lié à ce type de communication. L’information marchande traditionnellement fournie par la rue, renforcée par toutes les contradictions des messages et des langages, est la même que ce qu’elle était il y a un siècle, la lumière des néons en plus. Autrement dit, alors que l’information électronique travaille en profondeur le corps social, dans le sens où elle excède les limites de l’information purement « visuelle » (ainsi que nous l’enseigne Marshall Mc Luhan), la ville et ses structures commerciales sont restées attachées à l’usage et au message optique de la boutique du XIXe siècle. 
La rue en tant que structure collective a généré des phénomènes complexes d’incompréhension culturelle, de sorte qu’il n’est pas rare de croiser des urbanistes qui se plaignent de l’appauvrissement progressif de la « qualification des espaces urbains », comme si un critique de théâtre pouvait dénoncer les crises historiques du théâtre en argumentant sur l’ennui des entractes.
La circulation, en tant que problème de distribution et de pénétration homogène dans le territoire, a rencontré de sérieux obstacles dans les villes historiques, mais connaît, dans les villes modernes, une lecture cinétique inappropriée des phénomènes urbains. L’organisation de la vente dans une société planifiée ne peut accepter comme permanent le concept « d’exploration » que représente la distribution des commerces le long des rues de la ville (héritage d’une réalité et de pratiques anciennes), de fait, les supermarchés* qui traitent le problème des ventes de manière radicale, se sont complètement affranchis du système de la rue pour lui en substituer un autre, artificiel, régulier et millimétrique, de pénétration totale de et dans la marchandise, sans la médiation de l’architecture. C’est dans ce contexte que le concept de rue entre en crise, car, comme je le disais, si la consommation commence, en plus de la production, à s’organiser indépendamment de la ville (c’est-à-dire de la forme urbaine, de sa structure symbolique), c’est tout l’organisme fonctionnel de cette dernière qui entre en crise, l’équilibre se rompt, et la ville devient un problème qu’il faut repenser entièrement. 

**** « Le seul endroit où s’identifient le Modèle d’Usine et le Modèle de Consommation, c’est le Supermarché. C’est le véritable modèle-étalon de la ville future et, par conséquent, de la réalité toute entière : structure utopique homogène, fonctionnalité intime, sublimation rationnelle de la Consommation. Résultat maximal pour un effort minimal. Le Supermarché préfigure une structure privée d’image, mais qui est un système optimal d’information sur les marchandises, à l’intérieur duquel se réalise directement l’homogénéité de toutes les données réelles : il n’y a plus de « zoning ». Le Supermarché devient le champ expérimental où se produit de fait le dépassement de deux cultures différentes du « sol » : la culture urbaine et la culture agricole. Comme en agriculture, en effet, les « élévations » sont constituées, dans le Supermarché, de la pure accumulation fonctionnelle de la réalité : le « paysage » n’existe plus comme phénomène externe, puisque la « nature profonde » du Capital devient liberté formelle afin d’exprimer librement toute sa potentialité rationnelle. Dans le Supermarché, le Secteur tertiaire — le Contrôle des Intérêts — tend à devenir un diaphragme vertical bidimensionnel, une section neutre homogène et transparente d’échange entre Intérêts différents, privée de structure propre.
Afin que chacune des fonctions ne soit pas obligée de s’assembler selon la logique du XVIIIe siècle des Équilibres naturels, la ville doit s’organiser sur des niveaux différents de flux, sur une stratification de « plans libres » homogènes. La structure des Communications doit jouer son rôle de « service » ; la « circulation » ne représente pas une logique propre, avec des lois « externes » au phénomène urbain. Le réseau des Communications doit en effet fournir un circuit « continu », non interrompu par le « privé », de façon à servir à un niveau optimal le plan « continu des informations », qui devient la structure bidimensionnelle porteuse, le plan général de circulation. Ce plan identifie une grille rationnelle et régulière de Communications verticales. Les plans supérieurs sont servis de manière uniforme par cette grille : ils sont constitués d’un tissu d’installations techniques qui fournissent les conditions d’éclairage et d’aération optimales. Les périmètres de ces structures continues horizontales tombent selon le « hasard » ou selon un « critère » : en tout cas, ils ne représentent qu’une section verticale du phénomène, sans jamais continuer l’ensemble des points où se réalise la meilleure condition de contact entre structure et nature. 
C’est à l’intérieur de ce système artificiel, en effet, que s’organise bidimensionnellement « l’habiter », comme combinaison libre et infinie de possibilités différentes, en expansion à l’intérieur d’un plan continu. À l’intérieur de ce tissu, sans solution de continuité, se situent les services sociaux et la consommation, comme de petites plaques fixes à l’intérieur d’un champ magnétique en révolution continue. Le plan « d’affleurement » de ce système, c’est-à-dire son niveau maximal, est constitué de la « nature », c’est-à-dire de la surface de contact direct avec le soleil et la lumière. 
Ce plan n’est plus alors la surface d’assemblage entre figuration naturelle et figuration urbaine : la politique des « images » réciproques et complémentaires est dépassée de fait par la « non-discontinuité » à la fois de la « ville » et de la « nature ». L’organisation sur des niveaux différents des fonctions urbaines garantit de fait le dépassement de la ville comme équilibre : la Métropole devient objectivement une Catégorie quantitative, privée d’image, c’est-à-dire d’ « idéologie propre », système rationnel qui naît dans le Capital et y acquiert la conscience d’une Théorie propre. » 

Archizoom associati, « Ville, chaîne du montage social. Idéologie et théorie de la métropole »,
in No-Stop City, HYX, 2006, p. 173-174.
Initialement publié dans Casabella, n°350-351, Juillet/Août 1970. 

« L’idée d’une architecture inexpressive, catatonique, fruit des logiques expansives du système et de son antagonisme de classe, était la seule architecture moderne qui nous intéressait : une architecture libératoire, correspondant à cette démocratie de masse, privée de demos et privée de cratos (de peuple et de pouvoir), sans centre et sans image. Une société libérée de sa propre aliénation, affranchie des formes rhétoriques du socialisme humanitaire et du progressisme rhétorique : une architecture qui regardait sans crainte la logique de l’industrialisme athée, dédramatisé, gris, où la production en série réalisait des décors urbains infinis, privés de ces structures caractérielles que Wilhelm Reich décrivait comme des contraintes inhibitrices, empêchant la libération de l’énergie organique de l’homme. Aux visions colorées de l’architecture pop se substituaient les impitoyables images urbaines de Ludwig Hilberseimer, celles d’une ville sans qualités conçue pour un homme sans qualités préconstituées. Qui était donc libre d’exprimer de façon autonome ses propres énergies créatrices, politiques et comportementales. C’est au plus fort de l’intégration que se trouvait la plus grande liberté possible ; les limites du système résidaient dans les nouvelles conditions de connaissance du projet, le seuil zéro à partir duquel tout était possible (et imprévisible). »

Andrea Branzi, Postface,
in No-Stop City, HYX, 2006, p. 149.

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