Menu Close

Alexandra Midal, Le choc de la révolution industrielle, 2009.

Alexandra Midal, Design. Introduction à l'histoire d'une discipline, Pocket, Agora, 2009, p.17-21.
Chapitre I, Le choc de la révolution industrielle (1841-1896), Préambule, p.17-21

Aux côtés de la trajectoire « reprise régulièrement » tracée par Pevsner dans Pionners of the Modern Movement (1936), qui s'inaugure dans le Cristal Palace, Alexandra Midal suggère un tout autre contexte d'émergence au design, agencé par de toutes autres intentions : un contexte industriel du XIXe siècle également, mais celui de la ville de Chicago où l'aménagement de la vie domestique se teinte d'enjeux féministes et abolitionnistes.


En 1936, l’historien d’art, Nikolaus Pevsner signe un ouvrage désormais célèbre intitulé Pionneers of the Modern Movement. Il inaugure ainsi l’histoire du design dans un héritage initié, comme le sous-titre de son ouvrage l’indique « From William Morris to Walter Gropius». Il y décrit précisément les diverses étapes de l’industrialisation de l’Europe. Avec pour arrière-plan le choc que représente l’abrupte révolution industrielle, il brosse le portrait du designer britannique William Morris. Il souligne les variations et les développements de son cheminement et de ses expériences, ainsi que la filiation dont se réclament ses successeurs jusqu’à la première exposition des réalisations de l’association d’industriels et d’artistes allemands fondée en 1907 pour promouvoir la production nationale du Deutscher Werkbund ou« union de l’œuvre allemande», à Cologne en 1914. Une acmé qu’il estime être l’aboutissement du progrès industriel, résultat de la fructueuse union entre l’art et la machine incarnée par l’architecte moderne Walter Gropius, futur directeur de l’exemplaire école du Bauhaus. Tout en établissant la première histoire des origines du Mouvement moderne, Pevsner dote le design de sa première histoire. Cette dernière, infléchie par les prises de position idéologiques de Morris, privilégie une conception politique et révolutionnaire du design.
La date de naissance du design communément admise tourne autour de l’Exposition universelle de 1851, la première grande manifestation industrielle et technique du XIXe siècle, en pleine époque victorienne. De son nom complet : The Great Exhibition of the Works of Industry of All Nations, elle se déroule au cœur de Londres, dans le berceau de la révolution industrielle et réunit toutes sortes d’innovations en un seul lieu. Pour la première fois, une association des arts, des sciences et de l’industrie est envisagée sérieusement. En ce sens, on considère par convention que les débuts du design sont l’expression d’une réorganisation des forces en présence entre les beaux-arts et les arts décoratifs dans le contexte inédit de la révolution industrielle et qu’il s’agit d’une réaction à l’émergence du nouveau mode de production et d’organisation qu’elle a induit.
Portées par une foi dans les bienfaits du progrès technique, les machines, et ce qu’elles engendrent, sont considérées comme une chance pour l’humanité. Pour le prince Albert, l’initiateur de l’Exposition universelle : « Le grand principe de la division du travail, que je ne crains pas d’appeler la force motrice de la civilisation, s’étend à toutes les branches de la science, de l’industrie et de l’art1. » Les machines promettent d’alléger le travail, de multiplier et de redistribuer les richesses et d’améliorer la vie de tous, d’autant que le commerce des biens est censé apporter la paix et la fraternité entre les nations : « Les distances qui séparaient les peuples et les contrées de la Terre s’évanouissent chaque jour devant la puissance de l’esprit d’invention2. » L’industrialisation à grande échelle porte l’espoir d’un monde meilleur, plus juste et démocratique. L’évolution constante de l’industrie est une dynamique progressiste : « Quiconque a observé les traits distinctifs de notre époque ne peut mettre en doute quue nous soyons au milieu d’une transition merveilleuse qui nous amène rapidement à la grande destination vers laquelle tous les événements de l’histoire ont acheminé nos pères et nous, l’unité de la race humaine3. »
Cependant, à côté de l’analyse menée par Pevsner et reprise régulièrement, existe une voie moins connue, qui constitue un antécédent et une exception. En effet, l’avènement de l’industrialisation ne se limite pas à la seule Europe ni à la Grande-Bretagne victorienne. Depuis plusieurs décennies déjà, aux États-Unis, la ville de Chicago et ses environs forment le cœur de la révolution industrielle américaine et de tous les possibles qu’offre l’entrée d’un vaste territoire vierge à conquérir. Paysage constellé d’usines spécialisées dans des domaines aussi variés que l’équarrissage des animaux ou la fabrication d’objets d’usage courant, il est le paradigme de la révolution industrielle jusqu’à devenir par la suite « à l’époque de la “grande Exposition” de Chicago, qui eut lieu en 1893, le quartier commercial de Chicago (le Loop) (…) le centre du développement architectural, non seulement des États-Unis, mais encore du monde entier4 ». La révolution machinique en plein essor se répercute naturellement sur la vie des habitants. Au cours du XIXe siècle, ingénieurs et inventeurs américains élaborent des principes fonctionnels empruntés au taylorisme, fondé à Philadelphie par Frederick Winslow Taylor (1856-1915), et aux nouveaux principes de fonctionnements élaborés dans les usines. Ils les transfèrent et les modifient, pour les appliquer à l’organisation domestique.
L’usine et ses principes fonctionnels devient le nouveau modèle incontesté de la maison moderne. La première à rendre public ses recherches sur la sphère privée est Catharine Beecher (1800-1878), inventeur de l’«économie domestique». Suite à ses observations dans les usines du pays, elle estime que certains principes sont suffisamment bons pour être répliqués dans les cuisines. Ce faisant, elle déplace la conception de l’habitation dans une perspective idéologique qui n’est pas seulement organisationnelle, mais clairement politique. En effet, « elle ne considérait pas la tenue d’une maison comme un problème isolé mais comme un des aspects de la question féminine dans son ensemble5 », démontrant ainsi que la question du design ne peut être limitée par un strict utilitarisme, et qu’elle déborde de ce cadre pour s’ancrer dans des considérations politiques. Souvent cantonné à une activité proprement féminine émouvante par son sens pratique, l’apport de Beecher se révèle plus essentiel que les historiens du design ne le laissent entrevoir. Sa réintégration dans l’histoire et son positionnement en tant que figure matriarcale du design permettent de comprendre de quelle manière et dès l’origine, le design relève d’une complexité qui l’honore au-delà de l’engagement féministe et abolitionniste. Toutefois, qu’il s’agisse de l’Europe ou des États-Unis, au cours de ces années de grands bouleversements, une idée maîtresse prévaut, qui conçoit la technologie comme l’idéologie progressiste servant d’élément déclencheur à une prise de conscience sociale et politique vis-à-vis de la création d’un quotidien dont chacun attend beaucoup.

1. Michel Chevalier, L’exposition universelle de Londres considérée sous les rapports philosophique, technique, commercial et administratif, au point de vue français, Paris, L. Mathias, 1851, p. 36.

2. Ibid.

3. Ibid.

4. Siegfried Giedion, Espace, temps, architecture, Denoël, 1978, p. 38.

5. La mécanisation au pouvoir, Paris, Centre Georges Pompidou/CCI, 1980, p. 425-426.

Histoire du design