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Stéphane Vial, Le Design, une discipline de projet, 2015.

Stéphane Vial, Le design, Que sais-je, PUF, 2015 — Chapitre I, DU PROJET AU DESIGN INDUSTRIEL : ÉCLOSIONS. Partie I. — Le design, une discipline du projet (XVe s.), p.13-16.

Stéphane Vial s’appuie sur la démonstration de Jean-Pierre Boutinet* pour lier la naissance du design à la notion de projet (Brunelleschi, Florence, vers 1420). Le projet est ce qui consacre la séparation entre l’élaboration et la réalisation, et qui s’impose comme une nécessité face à la montée de la complexité (nombre croissant des matériaux, des corporations professionnelles de plus en plus spécialisées, modes nouveaux de construction). Cependant, n’est pas tant la complexité elle-même qui distingue les bâtisseurs, mais la prise en charge rationnelle de cette complexité (s’inscrit dans le projet moderne de rationalisation systématique du monde). 

* Jean-Pierre Boutinet, « Projet », In Jacqueline Barus-Michel, Eugène Enriquez, André Lévy, Vocabulaire de psychosociologie, Eres, 2002, p. 224.


On associe généralement la naissance du design à celle de l’industrie, en la faisant remonter au XIXe siècle, avec l’essor des arts décoratifs. Plus rares sont les approches qui associent la naissance du design à celle du projet. Pourtant, comme l’a montré la psychosociologue Jean-Pierre Boutinet le design est fondamentalement lié au projet architectural, à la Renaissance italienne.
Le projet architectural a été inventé à Florence, vers 1420, par l’architecte Brunelleschi « pour séparer et unir simultanément deux temps essentiels dans l’acte de création appliqué à l’édification d’un bâtiment : le temps du travail en atelier, ordonné à la conception de la maquette, et le temps du travail sur le chantier, concrétisé dans la réalisation de l’œuvre à partir de la maquette conçue1 ». Avant cela, l’élaboration et la réalisation étaient confondues, avec la part d’essais et d’erreurs que cela impliquait. Le projet est donc l’invention d’un dualisme, ou mieux, d’une division du travail : celle de la conception et de la réalisation. C’est ce que la langue italienne distingue par les termes de progetto (activité intellectuelle d’élaboration) et progettazione (activité de réalisation), que la langue française recouvre à sa manière avec ceux de dessein (intention, but, visée) et dessin (image, figure, croquis). « Ces deux sens voisins de dessein intériorisé et de dessin extériorisé se retrouvent confondus dans l’italien disegno comme dans l’anglais design2 ». Autrement dit, design est originairement le terme qui unit les deux dimensions fondamentale de tout projet. Les deux mots sont historiquement synonymes.
Dès lors, si l’on ne veut pas se noyer dans la complexité linguisitique et conceptuelle qui entoure la notion de design, il importe de bien saisir de quoi, à la Renaissance, le projet est la naissance. Pourquoi les architectes du Quattrocento inventent-ils le projet, ce dualisme de la conception et de la réalisation ? Selon Boutinet, l’explication est simple : il s’agit d’une nécessité opérationnelle face à la montée de la complexité. Désormais, il n’est plus possible d’improviser ou de compter sur la chance pour échapper aux aléas inévitables de toute coonstruction. Seule l’anticipation méthodique peut permettre de maîtriser « la complexité liée à la diversité des matériaux utilisés, liée aussi au nombre croissant de corporations professionnelles de plus en plus spécialisées, aux modes nouveaux de construction3 ». Toutefois, la complexité n’est pas chose nouvelle, les bâtisseurs des pyramides et des cathédrales en ont déjà fait l’expérience. Ce qui caractérise la Renaissance, c’est que la gestion de cette complexité fait maintenant partie du projet moderne de rationalisation systématique du monde. Voilà pourquoi l’invention du projet en architecture n’est rien d’autre que la naissance de la méthode dans le domaine de la conception. Désormais, la conception est un travail méth-odique, c’est-à-dire un cheminement (odos, « la route, la voie ») séquencé, fractionné, découpé, et encadré par la raison. L’invention du projet à la Renaissance est donc l’idée de la méthode (projectuelle) appliquée au métier de concevoir (sphère technicienne), tout comme l’invention de la science moderne au XVIIe siècle est l’idée de la méthode (expérimentale) apppliquée au métier de savoir (sphère scientifique). Le design comme projet doit donc être entendu au sens de méthodologie de conception.
Ainsi s’éclaire l’étymologie souvent mal comprise du terme design. Du latin de-signare (« marquer d’un signe ») que l’on retrouve aussi bien dans l’italien disegno et l’anglais de-sign, le design est à entendre, en tant que projet, comme une méthode de conception par les signes (i.e. les dessins). L’invention du projet architectural par Brunelleschi n’est rien d’autre que cela : « une méthodologie du disegno, c’est-à-dire une méthodologie de l’anticipation de l’œuvre à réaliser : il s’agissait, grâce aux lois de la perspective qu’il venait de mettre au point, de pouvoir représenter par le dessin la construction projetée». Les signes, ici, ce sont les représentations en perspective, c’est à dire les images du projet.

1. J.-P. Boutinet, ?

2. J.-P. Boutinet, Anthropologie du projet, PUF, 2012 (1990), p.13, 116.

3. J.-P. Boutinet, Psychologie des conduites à projet, Que sais-je ?, PUF, 2014 (1993), p.9.

4. Ibid, p.10.

Histoire du design