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Irene Sunwoo, Le MoMA et les Pionniers de Pevsner, 2010.

Traduction de l'article d'Irene Sunwoo, « Whose Design? MoMA and Pevsner’s Pioneers », Getty Research Journal, n°2, 2010, The University of Chicago Press, p. 69-82.


Le 3 octobre 1947, Philip Johnson écrit une lettre à Nikolaus Pevsner à propos de son livre Pioneers of the Modern Movement, from William Morris to Walter Gropius, publié en 1936 par Faber and Faber à Londres. 

Couverture originale © Faber and Faber Ltd.

Philip Johnson y félicite Pevsner, qui a quitté l’Allemagne pour Londres en 1933, pour son travail sur les origines de l’architecture et du design modernes : “comme à chaque fois que je vous ai lu, j’y ai beaucoup appris1“.
Il ne peut cependant s’empêcher de lui faire part d’une réserve importante : 

Vous avez compris bien sûr que je trouve que le nom de Gropius est surestimé. Si vous promettez de mettre cette lettre à la poubelle quand vous l’aurez lue, je peux vous dire que je ne pense pas que M. Gropius ait construit le moindre édifice, seul ou avec d’autres. En d’autres mots, écrire De Morris à Gropius est un trop grand compliment à notre estimable et excellent pédagogue qu’est Walter Gropius.2

Johnson et Gropius ne s’aimaient pas, il en a été question ailleurs, ce n’est pas le propos ici3
Ce dont il est question ici est que Pevsner avait sollicité Johnson pendant la préparation de la deuxième édition du livre, publiée en 1949 par le MoMA, où Johnson était alors conservateur au département architecture. Si, comme beaucoup de chercheurs l’affirment, les révisions ultérieures de son livre dans les années 60 montrent que l’approche historiographique de Pevsner s’est heurtée à l’émergence des récits modernistes4, l’édition de 1949 — un épisode négligé dans l’histoire controversée du livre — témoigne d’une approche historiographique d’une toute autre nature. Les remaniements du livre qui modifient son apparence, son texte et son titre, délibérément changé de Pioneers of Modern Movement (Pionniers du mouvement moderne) (1936) en Pioneers of Modern Design (Pionniers du design moderne) (1949), marquent le rôle qu’il a joué dans la campagne du MoMA qui visait à faire émerger un modernisme typiquement américain. De plus, comme le nouveau titre du livre le suggère, le design a, de toute évidence, éclipsé la notion même de mouvement moderne. Cette élision s’opère par l’écriture d’un récit fait de messages divers qui révèle à son tour la malléabilité du terme design à ce moment de l’histoire. 

Même si les affirmations totalisantes et les omissions du livre ont fait l’objet de critiques pendant des décennies, lors de sa première sortie en 1936, Pionners offrait alors une interprétation remarquable de la genèse du modernisme, sujet de réflexion alors naissant5. Structuré par des chapitres typologiquement divers, le livre aborde l’architecture et les arts appliqués, la peinture des années 1890, l’Art nouveau et l’ingénierie, et affirme qu’un style moderne s’est développé au cours des deux décennies qui ont précédé la Première Guerre mondiale. Selon Pevsner, c’est William Morris — “le vrai prophète du XXe siècle, le père du mouvement moderne” — qui a rétabli la portée sociale de l’art en prônant “l’honnêteté décorative” de l’artisanat, établissant ainsi un fondement théorique pour les artistes, designers et architectes de Grande-Bretagne, d’Europe continentale et des États-Unis qui, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, développeront un style moderne à travers les arts6. Ce style intrinsèquement universel aurait trouvé son apothéose dans l’œuvre de Gropius, dont la maquette d’usine pour l’exposition du Werkbund à Cologne en 1914 constitue le point de mire de la conclusion que Pevsner fait à son récit. Comme l’historien a (trop) clairement articulé « l’unité historique » encapsulée dans Pionners, “Gropius se considère comme un disciple de Ruskin et Morris, de Van de Velde et du Werkbund. La boucle est bouclée.7” Par conséquent, le “mouvement moderne”, insiste Pevsner, doit être compris comme une “synthèse de la pensée de Morris, du développement de la construction en acier et de l’Art nouveau8“.

Lorsque Johnson a contacté Pevsner au nom du MoMA à l’été 1947 au sujet de la réédition de Pioneers, le moment était opportun pour les deux parties. Que ce soit à cause du rationnement du papier d’après-guerre en Angleterre ou de ses maigres ventes, Faber and Faber n’a pas voulu investir dans une deuxième édition, épuisée en 1942. Pourtant, à l’insu de son auteur, Faber and Faber avait autorisé en 1946 Rosa e Ballo, un éditeur milanais, à en faire paraître une traduction italienne9. Quand Pevsner prit connaissance de cet accord, il informa, irrité, Faber and Faber qu’”une ou deux pages de mon livre… sont maintenant définitivement périmées et il y a une page dans laquelle un élément italien aurait dû être déplacé des notes de bas de page vers le corps du texte » — faisant référence ici à l’architecte Antonio Sant’Elia, seul représentant italien de la première édition (quoique effectivement relégué à une note de bas de page)10. Présentée comme l’occasion d’incorporer dans son texte ces révisions ainsi que d’autres qu’il avait envisagées au cours de la décennie qui s’était écoulée depuis la première impression du livre, Pevsner accepta l’invitation du MoMA.
Comme l’a souligné l’historienne de l’architecture Alina Payne, c’est la portée interdisciplinaire de Pioneers qui le distingue des histoires de l’architecture moderne de la même époque tels que Modern Architecture: Romanticism and Reintegration (1929) de Henry-Russell Hitchcock et que Space, Time, and Architecture: The Growth of a New Tradition (1941) de Siegfried Giedion — deux textes  (et auteurs) importants et assez familiers aux protagonistes du MoMA.11 En effet, l’approche plus large du modernisme de Pevsner exerçait un attrait particulier pour le MoMA, car depuis les années 1930, le musée cherchait le langage et la méthodologie appropriés pour aborder les catégories de l’architecture et du design.12 Suite au succès de l’exposition Modern Architecture : International Exhibition (1932), organisée par Johnson et Hitchcock, le musée avait créé un département d’architecture la même année. Un engagement dans les «arts mineurs» a commencé peu après avec deux autres expositions, Objects: 1900 and Today (1933) et Machine Art (1934), toutes deux organisées par Johnson. En 1935, le département a ajouté « Arts industriels » à son nom, pour se séparer en département d’architecture et département de design industriel en 1940, puis pour se reconsolider en tant que département unifié d’architecture et de design en 1948. Plus qu’un symptôme des efforts du MoMA pour intégrer le rôle des « arts mineurs » dans un programme élargi, ces changements de départements reflétaient également les points de vue divergents des conservateurs — des différents qui, au moment de la récupération de Pioneers par le MoMA, ont créé une scission au sein du département entre Johnson (qui était revenu au musée en 1945 après une interruption de dix ans) et Edgar Kaufmann Jr., conservateur du design entre 1946 et 1955.13 Privilégiant souvent les architectes en tant que concepteurs d’objets, Johnson a tenté d’établir des normes esthétiques à travers l’architecture et le design, « en abordant le design comme une extension de l’art de l’architecture », comme l’ont souligné Edward Eigen et Terence Riley14. En travaillant en étroite collaboration avec les détaillants et les fabricants, la mission de Kaufmann, en revanche, était de promouvoir le design moderne auprès du public américain et de rendre les objets de « bon design » largement accessibles aux consommateurs américains15. Pourtant, alors que les domaines de l’architecture et du design devenaient de plus en plus flous au sein du MoMA au milieu du siècle, que ce soit dans la réorganisation de ses départements, dans ses expositions ou dans la construction d’une série de Maisons dans le Jardin – des structures à échelle un remplies de meubles et d’objets — la lecture interdisciplinaire de Pevsner des origines du modernisme a trouvé un écho dans les diverses activités de conservation du Département d’architecture et de design autant qu’elle les a validées.

À la fin de l’été 1947, dans une lettre à Monroe Wheeler, le directeur des publications du musée, Pevsner expose ses intentions pour mettre à jour Pioneers. Il indique souhaiter modifier l’ordre de certains contenus (dans l’introduction, “Sullivan’s Ornament in Architecture of 1892” devait précéder Henry Van de Velde, Otto Wagner, Adolf Loos et Frank Lloyd Wright) ; développer les contributions de certaines personnalités (Philip Webb, Norman Shaw, H. H. Richardson et Arthur Mackmurdo) ; introduire plusieurs nouvelles figures (dans le deuxième chapitre, Stanford White, et dans le dernier chapitre, “[e]arly Mies doit apparaître avec Poelzig etc.”) ; et approfondir son analyse des typologies et de la technologie des bâtiments (dans le chapitre sur l’ingénierie, “un peu plus sur les premiers gratte-ciel”, plus sur “les façades [du fleuve] Saint-Louis de Giedion”, ainsi que sur “les anciennes structures en fer en Angleterre”)16. Pevsner prévoyait que son chapitre sur l’Art nouveau nécessiterait le plus de remaniements.

Double page extraite de Nikolaus Pevsner, Pioneers of the Modem Movement from William Morris to
Walter Gropius
, Faber and Faber, London, 1936), p.98-99. © The Estate of Nikolaus Pevsner.

Il souhaitait non seulement ajouter Sullivan en tant que protagoniste du mouvement, mais avait aussi l’intention, plus ambitieuse, de démontrer que “les premières véritables formes d’Art nouveau datent des années 1880 et sont anglaises”, ce qui, prédit-il, “sera une surprise pour la plupart des gens”17. Si le développement d’un style moderne était, selon Pevsner, un phénomène absolu, on ne peut pas en dire autant de son historiographie qui, dans le cas de la deuxième édition, s’est réduite à réagencer et affiner les contours des contenus existants. Il s’agissait en effet d’un processus de refonte consistant à fournir une nouvelle forme pour transmettre les arguments du livre. Mais en invitant Wheeler, Johnson, Kaufmann et Alfred Barr, le directeur du musée, à proposer d’autres modifications du texte, Pevsner a transformé ce processus en une entreprise de collaboration, qui transformerait à son tour le message même de l’ouvrage.18
Se pencher sur les réactions de Johnson et Kaufmann au texte de Pevsner aide à élucider à la fois les arbitrages qui ont façonné l’édition de 1949 et la manière dont le livre a, par inadvertance, servi de palliatif entre les perspectives des deux conservateurs sur l’architecture et le design modernes. En plus de remettre franchement en question la valorisation de Gropius, Johnson a également mis en cause les omissions de Pevsner, ce à quoi ce dernier, inébranlable, a répondu :

Je veux me concentrer dans le livre sur la ligne principale de développement telle que je l’ai plus ou moins dessinée. C’est pourquoi j’ai laissé de côté deux [sic] autres courants, à savoir :
l) l’Art nouveau qui se développe en courant expressionniste (Gaudí)
2) l’Art Nouveau qui évolue vers quelque chose d’assez proche du Mouvement Moderne (théâtre de Cologne)
3) Le néo-classicisme qui se développe en quelque chose de proche du mouvement moderne (votre remarque à propos de Mies).
Si j’inclus ce dernier, je devrais également inclure le néo-géorgien anglais beaucoup plus faible qui, d’une manière similaire, peut se rapprocher tout aussi bien du style moderne. Le Corbusier ne devient-il pas le grand leader seulement après 1920 ? Comme vous avez raison : nous devrions en discuter.19

Admettant pleinement que le livre n’était pas un récit complet, Pevsner explique que son argumentation repose autant sur l’inclusion et l’exclusion de certains phénomènes que sur le maintien de distances très précises entre eux. Ce qu’il sous-entend est le danger de décrire la proximité d’éléments spécifiques de l’activité artistique, qui met en péril l’autonomie de son “unité historique”.
Mais Kaufmann a également sollicité l’auteur à propos des limites historiques rigides de son livre, bien qu’il l’ait fait en restant dans la lignée des théories du design décrites dans le texte. Aux questions de Kaufmann concernant l’absence de Gottfried Semper, dont l’engagement théorique et pédagogique avec l’art industriel a précédé (et en fait influencé) nombre de ses « pionniers », Pevsner a répondu : “Le livre va de Morris à Gropius et j’ai l’impression qu’il serait ramené [sic] à l’infini si j’entrais dans les questions de Semper. J’aurais certainement besoin de Pugin et donc de revenir à Laugier, Lodoli, etc. Je ne pense pas qu’on puisse le relier au mouvement moderne avant l’époque de Morris (à l’exception du design d’ingénierie).”20
Reconnaître que son cadre temporel historique était arbitraire faisait pleinement partie de la défense de Pevsner. Il accueillit cependant favorablement de nombreuses autres suggestions de Kaufmann, comme souligner davantage l’influence du Japon sur les artistes de la fin du XIXe siècle, aborder la relation entre l’impressionnisme et le mouvement Arts and Crafts, fournir plus de détails sur l’histoire de la fonte, inclure des illustrations supplémentaires du travail de C. F. A. Voysey, et en dire plus sur le verre Art nouveau — une demande qui a incité Pevsner à s’enquérir : “Pouvez-vous me recommander en retour tout ce que je pourrais lire sur Tiffany et sur l’École de Nancy ? J’en sais trop peu sur eux21.” Si Johnson avait appris en lisant Pioneers, Pevsner a aussi appris du musée pendant la révision de son texte. Et pour élargir et sans doute influencer la perspective de l’historien, le musée a stratégiquement transmis des livres à Pevsner, y compris des catalogues d’expositions du MoMA, en rapport avec l’histoire décrite dans le livre. Johnson a envoyé une copie de son catalogue sur Mies van der Rohe, publié pour l’exposition monographique du musée qui s’est déroulée de septembre 1947 à janvier 1948, ainsi que le catalogue de l’exposition Early Modern Architecture : Chicago 1870-1910 du MoMA de 1933, rédigée par Hitchcock.22 À la demande de Pevsner, Wheeler a envoyé son exemplaire personnel de Louis Sullivan : Prophète de l’architecture moderne (1935) de Hugh Morrison, car le musée avait besoin de son “unique exemplaire de la bibliothèque” pour préparer l’exposition intitulée Louis Sullivan : 1856-1924, qui ouvrirait au printemps 1948.23
La volonté et la réticence mêlées de Pevsner à intégrer les suggestions de Johnson et de Kaufmann témoigne d’une méthodologie historiographique de la négociation inhabituelle. Un bref examen du chapitre de 1949 sur l’Art nouveau illustre comment Pevsner a intégré à son texte original ses propres remaniements et ceux suggérées par ses collègues américains du MoMA. Pour la plupart, les changements que Pevsner avait initialement proposés à Wheeler en 1947 apparaissent dans la deuxième édition. En identifiant l’illustration de la page de titre de Wren’s City Churches (1883)24 d’Arthur Mackmurdo comme la première manifestation de l’Art nouveau, Pevsner pouvait maintenant affirmer que le mouvement avait commencé en Angleterre, renforçant ainsi la trajectoire narrative globale des Pioneers.

Frontispice de Arthur Mackmurdo, Wren’s City Churches, G. Allen, Orpington Kent, 1883.

Alors que l’édition de 1936 avait identifié Victor Horta comme le créateur de l’architecture Art Nouveau, avec pour preuve son Hôtel Tassel (1893), l’édition de 1949 rétrograda l’architecte belge au poste de co-créateur, titre désormais partagé avec Sullivan

Double page extraite de Nikolaus Pevsner, Pioneers of Modem Design from William Morris to Walter
Gropius,
Museum of Modern Art, New York, 1949, p.60-61. © The Estate of Nikolaus Pevsner ;
© The Museum of Modern Art, New York.

Avec une réticence visible, Pevsner a furtivement identifié Antoni Gaudí comme un troisième co-créateur de l’architecture Art nouveau dans une note de bas de page. Bien qu’il cite le travail de l’architecte catalan comme “tout aussi surprenant et original que celui de Mackmurdo et de Sullivan et aussi tout aussi proche de l’Art nouveau”, Pevsner estime que le travail de Gaudí est si incompatible avec le mouvement moderne dans son ensemble “que l’on reste gêné partout où l’on essaie de lui attribuer une place historique.”25 Pour empêcher l’individualité irréconciliable de Gaudí d’entacher même ses notes de bas de page, Pevsner a illustré ce commentaire avec un détail particulièrement sage du Palais Güell de Gaudí : frappante pour sa représentation inhabituelle de l’œuvre de l’architecte, cette image était peut-être une défense hypocrite de son architecture, qui était clairement une concession à Johnson.26 Malgré cette relégation en bas de page, l’influence du MoMA est apparue plus visiblement dans l’espace du chapitre remanié sur le mouvement Art nouveau, qui présentait des images de verreries d’Emile Gallé et de Tiffany de la collection du musée, rendant ainsi l’institution indissociable de l’histoire du modernisme.27

Double page extraite de Nikolaus Pevsner, Pioneers of Modem Design from William Morris to Walter
Gropius,
Museum of Modern Art, New York, 1949, p.62-63. © The Estate of Nikolaus Pevsner ;
© The Museum of Modern Art, New York.

Si derrière l’impressionnant corpus de recherches de Pevsner, le rôle du musée dans la deuxième édition demeure indiscernable au lecteur, l’apparence matérielle du livre trahissait la signature de l’institution. Pour l’édition de 1936, Pevsner avait façonné à la fois le texte et l’identité visuelle du livre de 6 x 8 ½ pouces. Dans sa proposition initiale à Faber and Faber, il avait proposé une mise en page dans laquelle presque chaque page associait du texte à une image correspondante, un format “encore inédit” qui, affirmait-il fièrement, permettrait une expérience de lecture “beaucoup plus agréable” et ininterrompue28. Arborant une nouvelle police de caractères, la deuxième édition de Pioneers a maintenu le couplage des illustrations avec du texte — conformément aux souhaits de Pevsner — dans un format plus large de 7 ½ par 10 pouces, ce qui a permis de juxtaposer plusieurs images sur une seule page.29 Mais lors des corrections de la maquette de Faber and Faber pour la page de garde de la version de 1936, Pevsner avait contesté la mise en page des portraits photographiques de Morris et Gropius, qui apparaissaient disproportionnés l’un par rapport à l’autre ; leurs têtes, affirmait Pevsner, “devraient avoir exactement la même taille”, signifiant que l’apparence du livre devait refléter l’argument qu’il contenait.30 Pour l’édition de 1949, une police sans empattement expulse les identités de Morris et de Gropius, déplaçant la réification de “l’unité historique” de Pevsner de la physionomie de ses leaders dans un portrait typographique dont l’esthétique moderne inscrit la présence institutionnelle du MoMA sur le visage du livre.

Couverture de Nikolaus Pevsner, Pioneers of Modern Design from William Morris to
Walter Gropius
, Museum of Modern Art, New York, 1949. © The Museum of Modern Art, New York.

Comme le texte et les illustrations de l’original de Pevsner étaient devenus le palimpseste d’une nouvelle histoire sous le titre de Pioneers of Modern Design de William Morris à Walter Gropius, le nouveau titre du livre suggérait que cet objet de design moderne pourrait révéler des secrets sur son origine. 
Il est évident que Pevsner n’était en aucun cas étranger au domaine du design ; cependant, son point de vue était différent de celui de ses pairs du musée. Depuis son arrivée en Angleterre en 1933, l’historien s’était pleinement immergé dans l’élaboration d’un discours sur le design, parallèlement à l’investissement croissant du MoMA dans le domaine. En Angleterre, Pevsner a commencé sa carrière avec une bourse de recherche au Département de commerce de l’Université de Birmingham, afin mener une étude sur l’état de la production industrielle britannique ; en 1935, il est embauché comme acheteur de tissus dans l’entreprise d’ameublement Gordon Russell Ltd. Comme Paul Crossley l’a écrit, Pevsner se trouvait là “dans une mine d’or d’histoire de l’art” puisque “les trésors de l’art britannique, des Croix anglo-saxonnes à Voysey, avaient singulièrement échoué à inspirer l’érudition anglaise” au-delà de l’expertise et des études biographiques.31 En effet, Pevsner fut lui-même un pionnier dans ce domaine naissant, publiant en 1936 une série d’articles sur le “Designer dans l’industrie” dans Architectural Review (qui consacrait à l’époque un petit nombre de pages aux arts décoratifs et aux intérieurs), ainsi que son livre An Inquiry into Industrial Art in England, publié en 1937 et écrit en même temps que Pioneers. Tout au long des années 1930, 1940 et 1950, le sens et les contours du design vont continuer à se développer en Angleterre, alimentant un discours vivant et diverses formes de production, qui sortent du cadre de cet article32. Mais la possibilité que les « domaines du design » aient été plus parallèles que confluents fut suggéré par une critique du catalogue du MoMA Machine Art, publié dans Architectural Review en 1934, dans laquelle l’auteur remarque sarcastiquement : “Le pays de Dieu a découvert la beauté dans la machine”.

Dans une lettre à Pevsner écrite en automne 1947, Kaufmann déclarait avec enthousiasme que “la réédition du livre est la meilleure chose que nous puissions faire dans le domaine du design à l’heure actuelle”34. Le titre de l’ouvrage de Kaufmann de 1950, What is Modern Design?, élément d’une série qui présentait au public les activités du MoMA, posait ainsi une question brûlante, à laquelle le récit nouvellement baptisé de Pevsner semblait répondre en partie.

Couverture de Edgar Kaufmann Jr., What Is Modern Design?, Museum of Modern Art, New York, 1950). © The Museum of Modern Art, New York.

Si le design signifiait “concevoir et donner forme à des objets de la vie quotidienne”, explique le conservateur dans son texte, alors le design moderne doit être compris comme “la conception et la fabrication d’objets adaptés à notre mode de vie, à nos capacités, à nos idéaux.”35 Avec un clin d’œil à l’ouvrage récemment publié, Kaufmann écrit que le design moderne “a commencé il y a un siècle lorsque des personnes créatives et sensibles ont réagi aux vastes problèmes posés par le changement technologique et la production de masse”.36 Pour convaincre de son “développement constant depuis lors”, Kaufmann a illustré la “quantité de formes” que le design moderne avait prises37, juxtaposant de nombreux exemples de design américain contemporain des années 1940 à des “œuvres plus anciennes” d’origine européenne des décennies précédentes, impliquant que le champ du design américain avait repris là où les pionniers européens s’étaient arrêtés. C’était un objectif que Kaufmann — comme ses prédécesseurs et successeurs, bien que de manière différente38 — tentera d’atteindre en tant que conservateur au MoMA, notamment dans une série d’expositions, organisées entre 1950 et 1955 intitulées Good Design, pour lesquelles le musée a collaboré avec des fabricants américains dans le but d’améliorer les biens de consommation et le goût du public39. Le mérite de Pioneers de Pevsner ne résidait donc pas seulement dans la valeur de sa documentation sur les réalisations propres à ce moment historique, mais aussi dans la manière dont il a établit un passé historique qui préparait le terrain pour les progrès contemporains de la production culturelle américaine.
Mais le nouveau titre de Pioneers a d’autres implications. En proposant le livre à Faber and Faber en 1935, Pevsner avait déclaré que son objectif était “de prouver que le style moderne est dans toutes ses caractéristiques distinctives une création des dix ou quinze ans avant la guerre”, et “de fixer une fois pour toutes les faits et dates exacts concernant son développement.” Le titre Pioneers of Modern Design proposait quant à lui une évolution plus continue, plus fluide, et donc plus large. Le design moderne avait non seulement subsumé l’art mécanique, les objets utiles, l’art industriel et le design industriel, termes que le musée avait précédemment employés et dont certains apparaissaient dans le texte de Pevsner, mais aussi l’architecture, l’un des aspects saillants de l’histoire de Pioneers. Alors que le design devenait de plus en plus omniprésent vers le milieu du XXe siècle, il s’infiltrait progressivement dans le domaine de l’architecture — apparaissant dans les titres des publications et des programmes de formation — et même dans l’identité de l’architecte, dont le titre devient interchangeable avec celui de designer. En projetant la discipline sur un terrain au-delà de la matérialité de l’objet architectural, le design englobait ses idées et concepts latents.41 (Pour compliquer encore la polysémie du design, il convient de noter que dans le titre de l’édition allemande de Pioneers, le design est traduit par Formgebung plutôt que par Gestaltung.) En exigeant un équilibre conceptuel et formel entre le matériau, la fonction et les moyens de production disponibles, le design moderne s’est aussi écarté de la vision de Pevsner comme mouvement moderne défini historiquement. Plutôt qu’une série d’objets et de personnages déterminés, voire un programme stylistique, ce que le design offrait était la possibilité d’une méthodologie guidée par la théorie42. Ainsi, le remplacement de mouvement par design dans le titre de Pioneers déstabilisait le “boucle” que Pevsner avait décrit dans son livre. Emblématique de ce processus de déstabilisation, le remaniement même du livre, de ses révisions collaboratives à la refonte de son identité graphique, et, finalement, son changement de titre, ne pouvait donc pas être plus approprié.
Avec le succès de Pioneers of Modern Design, dont plus d’exemplaires ont été vendus au cours de ses six premiers mois sur le marché que la première édition en cinq ans, “God’s Own Country” avait découvert Pevsner. Dans une critique de la deuxième édition, parue dans le Royal Institute of British Architects Journal en 1950, John Gloag a déploré le fait qu’un éditeur anglais n’avait pas encore réédité “ce travail faisant autorité”43. Pourtant, Pevsner avait bien tenté de rendre les Pioneers of Modern Design disponibles en Angleterre. Un accord de distribution initial avait été coordonné entre Architectural Press à Londres et le MoMA, et 1 050 exemplaires du livre ont été produits avec les noms de l’éditeur et du musée estampillés sur la page de titre, le nom du MoMA apparaissant à nouveau sur le dos. Lorsque Architectural Press n’a pas pu obtenir la licence d’importation appropriée, Pevsner a offert les copies à Faber and Faber. Mais l’apparition du nom d’un autre éditeur sur la page de titre du livre n’a pas été le seul facteur qui a conduit Faber et Faber à décliner : “Notre sentiment est que le livre serait lancé avec le grave inconvénient de son apparence entièrement américaine, accentuée par la marque du Museum of Modern Art sur le dos de la reliure, et nous ne pouvions pas nous lancer dans l’entreprise avec toute la confiance que nous aurions dû avoir si le livre avait été notre production ou même dans une reliure de style anglais.”44 Interdit d’accès parce qu’il portait trop visiblement les marques de son design américain moderne, Pioneers a été ironiquement rejeté en Angleterre — l’endroit même où il était né et où, selon son récit, le modernisme avait commencé.

1. Philip Johnson à Nikolaus Pevsner, 3 octobre 1947, boîte 16, dossier “Pioneers (Museum of Modern Art Edition)”, Archives de Nikolaus Pevsner, Getty Research Institute, Los Angeles.
2. Johnson à Pevsner, 3 octobre 1947.
3. Voir Peter Blake, No Place Like Utopia: Modern Architecture and the Company We Kept, W.W. Norton, New York, 1996, p.137-38 ; et Franz Schulze, Philip Johnson: Life and Work, Knopf, New York, 1994.
4. Plus particulièrement, le Théorie et design à l’ère industrielle de Reyner Banham en 1960, qui est à l’origine la thèse de doctorat de Banham dirigée par Pevsner au Courtauld Institute of Art de Londres, met à jour les nombreux mouvements et figures d’avant-garde négligées par Pioneers ; voir Nigel Whitely, « The Puzzled Lieber Meister: Pevsner and Reyner Banham » In Peter Draper (dir.), Reassessing Nikolaus Pevsner, Ashgate, Burlington, 2004, p.213-227.
5. Voir Panayotis Tournikiotis, The Historiography of Modern Architecture, MIT Press, Cambridge, 1999.
6. Nikolaus Pevsner, Pioneers of the Modern Movement, from William Morris to Walter Gropius, Faber and Faber, Londres, 1936, p.24.
7. Nikolaus Pevsner, Pioneers of the Modern Movement, (note 6), p.42.
8. Nikolaus Pevsner, Pioneers of the Modern Movement (note 6), p.137.
9. Faber and Faber à Nikolaus Pevsner, boîte 16, dossier “Pioneers, 1936, correspondance Faber and Faber Ltd., 1946-1961”.
10. Nikolaus Pevsner à P.F. du Satoy, Faber and Faber, 13 mars 1946 ; Archives Faber, Londres. La référence à Sant’Elia figure toujours dans une note de bas de page dans l’édition de 1949, mais accompagnée d’une liste de sources bibliographiques.
11. Voir Alina Payne, revue critique de Pioneers of Modern Design, de Nikolaus Pevsner, Harvard Design Magazine n°16, 2002, p.67. L’excellent article de Payne propose une perspective nouvelle de la méthodologie de Pevsner.
12. Le directeur et fondateur du MoMA, Alfred Barr Jr., avait d’abord envisagé le musée comme une institution comprenant plusieurs départements, à l’image de ceux du Bauhaus. Les départements d’architecture, de cinéma et d’arts industriel auraient côtoyés ceux de peinture et de sculpture ; voir Sybil Gordon Kantor , Alfred H. Barr Jr. and the Intellectual Origins of the Museum of Modern Art, MIT Press, Cambridge, 2002, p.155.
13. Sur l’histoire des deux départements, voir Barry Bergdoll, “The museum of Modern Art,”
A + U, April 2008, p.66-72 ; et Felicity Scott, “From Industrial Art to Design: The Purchase of Domesticity at MoMA, 1929-1959”, Lotus International 97, 1998, p. 106-143.
14. Edward Eigen et Terence Riley, “Between Museum and Marketplace: Selling Good Design,”
in The Museum of Modern Art at Mid-Century: At Home and Abroad, Studies in Modern Art n°4, Museum of Modern Art, New York, 1994, p.155.
15. Edward Eigen et Terence Riley, “Between Museum and Marketplace” (note 14), p.150-172.
16. Nikolaus Pevsner à Monroe Wheeler, 24 août 1947, Archives Nikolaus Pevsner, boîte 16, dossier
“Pioneers, 1936, Correspondance Faber and Faber Ltd., 1946-1961.
17. Pevsner à Wheeler, 24 août 1947 (note 16).
18. Plus tard, Henry-Russell Hitchcock fut ajouté à cette liste de contributeurs.
19. Nikolaus Pevsner à Philip Johnson, 3 novembre 1947 ; Archives Nikolaus Pevsner, boîte 16, dossier
“Pioneers (Museum of Modern Art edition)”.
20. Nikolaus Pevsner à Edgar Kaufmann Jr., 3 novembre 1947 ; Archives Nikolaus Pevsner, boîte 16, dossier “Pioneers (Museum of Modern Art edition)”.
21. Pevsner à Kaufmann 3 novembre 1947 (Note 20).
22. Philip Johnson à Nikolaus Pevsner, 7 novembre 1947; Archives Nikolaus Pevsner, boîte 16, dossier “Pioneers (Museum of Modern Art edition)”.
23. Monroe Wheeler à Nikolaus Pevsner, 11 décembre 1947; Archives Nikolaus Pevsner, boîte 16, dossier “Pioneers (Museum of Modern Art edition)”.
24. Bien que l’illustration de ce travail apparaisse avant dans Pioneers, dans le chapitre “From Eighteen-Fifty-One to Morris and the Arts and Crafts.”
25. Selon Pevsner, Gaudi n’est pas un représentant de l’Art Nouveau comme rejet de l’historicisme historique; au contraire, son architecture — “son historicisme pyrénéen dérivé du médieval et du Baroque”— l’a perpétué ; Nikolaus Pevsner, Pioneers of Modern Design from William Morris to Walter Gropius, Museum of Modern Art, New York, 1949, p.139.
26. Et probablement aussi à Hitchcock, qui organisera une exposition consacrée au travail de Gaudí au MoMA en 1957.
27. D’autres œuvres issues de la collection du MoMa, dont La Nuit étoilée de Vincent van (1889) et des tableaux de Paul Gauguin, illustrent également l’édition de Pioneers de 1949.
28. Nikolaus Pevsner à Faber and Faber, 14 juillet 1935 ; Archives Faber, Londres.
29. Nikolaus Pevsner à Monroe Wheeler, 3 juillet 1947; Archives Nikolaus Pevsner, boîte 16, dossier “Pioneers (Museum of Modern Art edition)”.
30. Nikolaus Pevsner à M. Pringle, directeur de Faber and Faber, 13 août 1936 ; Archives Faber, Londres. On ne sait pas vraiment quel visage était plus proéminent que l’autre dans la couverture rejetée.
31. Paul Crossley, “Introduction,” In Peter Draper (dir.), Reassessing Nikolaus Pevsner, VT: Ashgate, Burlington, 2004), p.10.
32. Voir par exemple, Anthony Bertram, “Living for Design,” Architectural Review n°76, 1934, p.97-98 ; Herbert Read, Art and Industry: A Philosophical Inquiry, Faber and Faber, Londres, 1934 ; et Pat Kirkham, Harry Peach: Dryad and the Design and Industries Association, Design Council, Londres, 1986.
33. « Beauty in the Machine » revue critique de Machine Art, commissaire Philip Johnson, Architectural Review n°76, 1934, p.98.
34. Edgar Kaufmann Jr. à Nikolaus Pevsner, 2 octobre 1947, Archives Nikolaus Pevsner, boîte 16, dossier “Pioneers (Museum of Modern Art edition)”.
35. Edgar Kaufmann Jr., What Is Modern Design?, Museum of Modern Art, New York, 1950, p.7.
36. Kaufmann, What Is Modern Design? (note 35), p.7.
37. Kaufmann, What Is Modern Design? (note 35), p.7.
38. Voir Scott, « From Industrial Art to Design » (note 13), à propos d’une débat sur le travail curatorial en architecture et en design au MoMA de John McAndrew, Arthur Drexler, et d’autres.
39. Sur l’implication de Kaufmann dans le marché américains des biens de consommation, et en particulier sur ses expositions Good Design, voir Eigen and Riley, « Between Museum and Marketplace: Selling Good Design » (note 14), p.150-72.
40. Pevsner à Faber and Faber, 14 juillet 1935 (note 28).
41. Voir Adrian Forty, « Design » in idem, Words and Building: A Vocabulary of Modern Architecture, Thames & Hudson, New York, 2000, p.136.
42. Comme l’affirme Mark Wigley, « Si le design est une passerelle entre le monde immatériel des idées et le monde matériel des objets, une théorie est alors nécessaire pour contrôler cette relation », Harvard Design Magazine n°5, 1998, p.6.
43. John Gloag, revue critique de Pioneers of Modern Design from William Morris to Walter Gropius, de Nikolaus Pevsner, Royal Institute of British Architects Journal 57, n° 8, 1950, p.55.
44. Faber and Faber à Nikolaus Pevsner, 3 janvier 1951 ; Archives Nikolaus Pevsner, boîte 16, dossier “Pioneers, 1936, Correspondance, Faber and Faber Ltd., 1946-1961.”


Histoire du design