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Adolf Loos, Histoire d’un pauvre homme riche, 1907

Texte original paru dans le Newes Wiener Tagblatt, 26 avril 1907.
Ce texte a été traduit en français par Marcel Ray pour Les Cahiers d'aujourd'hui (n°2, décembre 1922) mais ce n'est pas celle que nous retranscrivons ci-dessous (dans sa traduction, Marcel Ray avait modifié toutes les références culturelles : Charpentier devient Rodin, Walter Crane devient Poiret, la Sécession le Salon des Indépendants, la marche de Radetzky est remplacée par le chant « Père la victoire », Richard Wagner et Beethoven par Schönberg et Ravel.)


Je voudrais vous conter l’histoire d’un pauvre homme riche. Il avait de l’argent et du bien, une femme fidèle qui effaçait les soucis des affaires d’un baiser sur son front, une ribambelle d’enfants que lui aurait enviés le plus pauvre de ses ouvriers. Ses amis l’aimaient, car tout ce qu’il touchait se changeait en or. Mais aujourd’hui, tout ceci est très, très différent. Et voici pourquoi.

Un jour, I’homme riche se dit : « Tu as de l’argent et du bien, une femme fidèle et des enfants que le plus pauvre de tes ouvriers t’envierait. Mais es-tu heureux ? Regarde bien ! Certaines gens manquent de tout ce que l’on t’envie. Mais leurs problèmes sont chassés par un grand magicien, I’art. Or, qu’est-ce que l’art pour toi ? Tu ne le connais même pas de nom. Le premier prétentieux imposteur venu peut déposer chez toi sa carte de visite et ton domestique lui ouvre les portes à deux battants. Mais l’art, tu ne l’as pas encore accueilli chez toi. Je sais, il ne viendra pas tout seul. Mais je vais partir à sa recherche. Il entrera chez moi comme un roi et habitera à mes côtés. »
L’homme riche était résolu. Tout ce qu’il entreprenait, il l’exécutait avec énergie. Ses partenaires en affaires le savaient bien. Il se rendit donc le jour même chez un architecte de renom et lui dit : « Apportez-moi l’art, I’art entre mes quatre murs. Le prix n’a aucune importance. » L’architecte ne se le fit pas dire deux fois. Il se rendit chez l’homme riche, jeta tous les meubles dehors, fit entrer une armée de parqueteurs, laqueurs, maçons, peintres, menuisiers, installateurs, potiers, tapissiers et sculpteurs. En un clin d’oeil l’art fut capturé, installé et bien gardé entre les quatre murs de l’homme riche.

L’homme riche était aux anges. Ravi, il parcourait ses nouvelles pièces. Où qu’il regardât, I’art était en tout et partout. Il touchait de l’art lorsqu’il saisissait une poignée de porte, il s’asseyait sur de l’art lorsqu’il se mettait dans un fauteuil, il enfouissait sa tête dans l’art lorsque, fatigué, il se reposait sur un coussin, ses pieds s’enfonçaient dans l’art lorsqu’il foulait les tapis. Il nageait dans l’art avec une ferveur extraordinaire. Et depuis que son assiette était artistiquement décorée, il coupait son boeuf à l’oignon avec une ardeur nouvelle.
On le loua, on l’envia. Les revues d’art célébrèrent son nom comme celui d’un des plus grands mécènes, les pièces de sa maison furent reproduites, commentées et expliquées comme des modèles. Et elles méritaient cet honneur. Car chaque pièce était une symphonie totale de couleurs. Les murs, les meubles et les étoffes étaient harmonisés avec un goût raffiné à l’extrême. Chaque appareil avait sa place déterminée et était reliée aux autres dans les combinaisons les plus subtiles. Rien, vraiment rien n’avait été oublié par l’architecte. Les cendriers, les couverts, les interrupteurs, tout avait été combiné par lui. Mais il ne s’agissait pas de ces arts communs largement répandus par certains architectes. Non, le moindre ornement, la moindre forme, le moindre clou reflétaient la personnalité du propriétaire. (Travail psychologique dont la difficulté n’échappera à personne.)
L’architecte, cependant, repoussait modestement tous les compliments. « Ces pièces, disait-il, ne sont pas de mon fait. Là, dans le coin, vous voyez une statue de Charpentier. Et de même que je condamnerais tous ceux qui s’approprieraient une pièce dont j’aurais moi-même conçu une simple poignée de porte, je ne puis guère davantage prétendre que cette pièce soit le fruit de mon esprit. » C’était parler logiquement, noblement. Plus d’un charpentier, ayant orné une pièce d’une tapisserie de Walter Crane, mais s’en attribuant tout de même les meubles parce qu’il les avait conçus et exécutés, eut honte dans les tréfonds de son âme noire à l’écoute de ces propos.

Après cette digression, retournons à notre homme riche. J’ai déjà dit combien il était heureux. Désormais, il consacra le plus clair de son temps à I’étude de sa demeure. Car il y avait beaucoup à apprendre, comme il s’en aperçut vite. Il fallait vraiment avoir de la mémoire, faire attention. Chaque objet avait une place immuable. L’architecte s’était donné beaucoup de mal pour lui. À l’avance, il avait tout prévu avec le plus grand soin. Il avait assigné à la moindre petite boîte une place qui était justement faite pour elle.
L’appartement était confortable, mais il demandait un grand effort intellectuel. L’architecte veilla donc de près à la vie de tous les jours pendant les premières semaines, pour éviter qu’une erreur ne se produise. L’homme riche se donnait beaucoup de peine. Mais parfois, il lui arrivait pourtant de prendre un livre et, par pure distraction, de le remettre dans le casier prévu pour les journaux. Ou bien il secouait la cendre de son cigare dans un creux de la table prévu pour le chandelier. Lorsqu’on s’était servi d’un objet, on n’en finissait pas de chercher et réfléchir pour le remettre à sa place. Quelquefois, I’architecte devait dérouler les dessins de détail pour retrouver l’emplacement spécial assigné à une boîte d’allumettes.

Là où l’art appliqué triomphait de la sorte, la musique appliquée devait en faire autant. Cette idée hantait l’homme riche. Il demanda donc à la société des tramways de remplacer leur ridicule sonnerie par le thème des cloches dans l’opéra Parsifal. Mais il ne rencontra aucune compréhension auprès de la société des tramways. Là, on n’était pas encore réceptif aux idées modernes. Il fut cependant autorisé à paver à ses frais la rue devant sa maison. Il en profita pour obliger les chariots à rouler au rythme de la marche de Radetzky. Les sonnettes électriques dans ses pièces tintèrent au son de thèmes musicaux empruntés à Wagner et à Beethoven. Et tous les critiques d’art eurent pour mission de louer l’homme qui avait ouvert un nouveau domaine à « I’art appliqué à l’objet usuel ». Comme on se l’imagine, tous ces perfectionnements rendirent l’homme encore plus heureux.

Mais il faut avouer qu’il préférait être le moins possible à la maison. À dire vrai, de temps à autre, on a besoin de se reposer de tant d’art. Logeriez-vous dans une galerie de tableaux ? Ou resteriez-vous assis pendant des mois à écouter « Tristan et Yseult » ? Vous voyez bien ! Qui en voudrait à l’homme riche de puiser au café, au restaurant, chez des amis et connaissances, de nouvelles énergies pour sa demeure ? L’homme riche avait espéré tout autre chose. Mais l’art exige des sacrifices. Et Dieu sait que l’homme riche avait déjà sacrifié beaucoup ! Ses yeux s’embuèrent de larmes. Il pensa aux nombreux vieux objets qu’il avait tant aimés, et qui parfois lui manquaient. Le grand fauteuil ! Son père y avait toujours fait la sieste. La vieille pendule ! Et les tableaux ! Mais l’art avant tout ! Pas de jérémiade !

Un jour, I’homme riche célébra son anniversaire. Sa femme et ses enfants le submergèrent de cadeaux. Chaque présent l’enchanta et lui fit sincèrement plaisir. Sur ces entrefaites, l’architecte arriva, pour voir si tout se passait bien et pour trancher les questions délicates. Il entra dans la pièce. Le maître de maison vint vers lui le sourire aux lèvres, car il avait beaucoup à lui raconter. Mais l’architecte ne vit même pas sa joie. Il avait découvert tout autre chose et pâlit. « Qu’est-ce que c’est que ces chaussons que vous avez aux pieds ? » proféra-t-il avec peine. Le maître de maison considéra ses chaussons brodés. Il poussa un soupir de soulagement. Cette fois, il se sentait parfaitement innocent. En effet, les chaussons avaient été réalisés d’après un dessin original de l’architecte. L’homme riche répondit donc avec un calme souverain :
« Mais Monsieur l’Architecte, l’auriez-vous oublié ? Vous avez dessiné vous-même ces chaussons ! »
« Bien sûr, tonna l’architecte, mais pour la chambre à coucher. Et voilà qu’avec ces deux taches de couleur ignobles, vous me gâchez l’ambiance de la pièce. Ne le comprenez-vous pas ? »
L’homme riche reconnut son erreur. Il enleva vite les chaussons et fut soulagé de ce que l’architecte ne critiqua pas de surcroît ses chaussettes. Ils se rendirent à la chambre à coucher, où l’homme riche fut remettre ses chaussures.
« Hier », commença-t-il d’une voix craintive, « j’ai fêté mon anniversaire. Mes proches m’ont littéralement couvert de cadeaux. Je vous ai fait appeler, cher Monsieur l’Architecte, pour que vous nous conseilliez la meilleure manière de disposer ces objets. »
Le visage de l’architecte s’allongea à vue d’oeil. Il explosa :
« Comment pouvez-vous oser vous faire offrir des cadeaux! N’ai-je pas tout conçu pour vous ? N’ai-je pas pensé au moindre détail ? Vous n’avez plus besoin de rien. Vous êtes complet ! »
« Pourtant », osa répondre le maître de maison, « j’ai bien le droit de m’acheter quelque chose ! »
« Non, vous n’en avez pas le droit ! Jamais, jamais plus ! Il ne manquerait plus que cela ! Des objets que je n’ai pas dessinés moi-même ! Comme si je n’en avais pas fait assez en acceptant la statue de Charpentier ! Cette statue qui m’a dérobé toute la gloire qu’aurait dû me rapporter mon travail ! Non, vous n’avez plus le droit d’acheter le moindre objet ! »
« Et si mon petit-fils me donne un cadeau qu’il a confectionné de ses mains au jardin d’enfants ? »
« Vous n’avez pas le droit de l’accepter ! »
Le maître de maison était anéanti. Mais il n’avait pas encore perdu. Mais oui ! Une idée lui passait par la tête !
« Et si je voulais m’acheter un tableau à la Sécession ? » demanda-t-il triomphant.
« Essayez seulement de l’accrocher quelque part. Ne voyez-vous pas qu’il n’y a plus la moindre place ? Ne comprenez-vous pas que pour chaque tableau que je vous ai exposé ici, j’ai composé un cadre assorti fixé sur les parois ? Vous ne pourriez même plus en déplacer un. Essayez donc de placer un nouveau tableau ! »

À ce moment, un changement s’opéra dans l’homme riche. Jusqu’à présent heureux, il se sentit soudain très, très malheureux. Il imagina son existence à venir. Plus personne ne pourrait lui faire plaisir. Il devrait passer devant les vitrines des magasins de la ville sans oser former le moindre désir. Pour lui, on ne fabriquerait plus rien. Aucun de ses êtres chers n’aurait le droit de lui donner son portrait. Pour lui, il n’y aurait plus jamais de peintres, d’artistes, d’artisans. Désormais, il était exclu de la vie, des quêtes, des changements, des ambitions à venir. Il sentit qu’il ne lui restait plus qu’à apprendre à vivre avec son propre cadavre. Parfaitement ! Il est fini ! Il est complet !

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