William Morris, L’art en ploutocratie, Conférence prononcée à l’Université d’Oxford en 1883
« Force est de le constater : à présent tout ce qui est produit de main humaine est d’une laideur patente, à moins qu’un effort spécifique ne vienne l’embellir ; et cela n’arrange rien à l’affaire qu’on ait gardé des époques de grand art l’habitude de vouloir ornementer les produits domestiques et ceux qui s’y apparentent. Car à cette fausse décoration, qui ne vise à donner le moindre plaisir à personne, s’attache tant de vulgarité et de stupidité que le mot « décoration » a acquis une sorte de sens second révélateur du profond mépris qu’inspirent à toute personne sensée de telles fariboles. »
(…)
« Préserver la pureté de l’air et des cours d’eau, s’efforcer de garder prés et labours aussi plaisants que l’autorise leur usage rationnel ; permettre aux honnêtes gens de se promener là où ils veulent, aussi longtemps qu’ils ne causent de dommages ni aux vergers ni aux moissons ; et même ici ou là préserver avec un soin sacré un coin de lande ou de montagne de toute clôture, de toute culture, en témoignage des combats plus âpres livrés contre la nature par les générations passées : est-ce demander à la civilisation une attention excessive au plaisir et au repos de l’homme, ou une aide démesurée envers ses fils, auxquels elle a si souvent imposé le lourd tribut de pénibles corvées ? Je ne vois certes dans ces exigences rien de déraisonnable. Et pourtant du présent système social l’on n’obtiendra pas le centième. Le processus qui nous a dépouillés de tout art populaire, en tuant l’instinct de beauté, nous prive également de la seule compensation possible en ce domaine, gommant sûrement, mais pas lentement du tout, toute beauté à la surface de la terre. Point ne suffit que Londres et nos autres grandes villes marchandes soient devenues des amas de saleté abjecte et repoussante, rehaussés de secteurs où la grandiloquence hideuse le dispute à la vulgarité, encore plus offensantes pour l’oeil et pour l’esprit quand on connaît la finalité des bâtiments en cause. Point ne suffit qu’aient disparu sous une couche d’indescriptible crasse des provinces entières de l’Angleterre et jusqu’aux cieux qui les recouvrent. Voici que cette maladie, où tout visiteur venu des époques antérieures régies par l’art, l’ordre et la raison verrait une passion pour la saleté et la laideur en soi – voici que cette maladie, disais-je, gagne l’ensemble du pays. Le moindre bourg de province s’empresse d’imiter au mieux la majesté du chaos londonien ou l’enfer de Manchester. Dois-je vous décrire l’horreur des faubourgs qui cernent nos plus anciennes et nos plus belles cités ? Dois-je vous rappeler à quelle vitesse se détériore Oxford, qui reste encore la plus belle de toutes nos villes : une cité qu’avec la moindre graine de bon sens nous aurions dû traiter comme un inestimable joyau dont la beauté devait être sauvegardée à tout prix ? Je dit sciemment « à tout prix », car il s’agit d’un bien qui ne nous appartenait pas, mais dont nous étions les dépositaires pour la postérité. Je suis assez vieux pour savoir quel sort nous avons réservé à un tel joyau : comme s’il s’agissait d’un vulgaire caillou traînant sur la route, juste assez bon pour servir de projectile contre un chien. Quand je songe au contraste existant entre l’Oxford d’aujourd’hui et l’Oxford que j’ai vu pour la première fois il y a trente ans, je me demande comment je peux endurer le supplice (car il n’y a pas d’autre mot) de le revoir, même pour avoir l’honneur de m’adresser à vous ce soir. Pire : point ne suffit que nos villes soient honteuses, et nos bourgades ridicules ; point ne suffit que les demeures des humains soient tombées à un niveau de grossièreté et de laideur innommable ; il faut encore que les étables et les écuries, et jusqu’aux outils de base de toute agriculture soient à l’avenant. Pour un arbre abattu, on en plante un moins beau… quand on en plante un ! Bref, notre civilisation passe sur la face entière de la terre comme une plaie dont les ravages s’accentuent chaque jour ; il n’est plus de changement extérieur que pour le pire. »
William Morris, L’art en ploutocratie, Conférence prononcée à L’Université d’Oxford, 1883.
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