Traduction de la retranscription d'un entretien avec Anni Albers réalisé le 5 juillet 1968 par Sevim Fesci à New Haven, Connecticut, pour Archives of American Art, Smithsonian Institution.
[Source : https://www.aaa.si.edu/download_pdf_transcript/ajax?record_id=edanmdm-AAADCD_oh_211924
Sevim Fesci
Madame Albers, la première question que j’aimerais vous poser est quand avez-vous commencé à vous intéresser au tissage ?
Anni Albers
J’ai vraiment commencé quand je suis entrée au Bauhaus à Weimar en 1922. J’avais déjà suivi des cours dans une autre école d’art et d’arts appliqués en Allemagne, mais je n’étais pas du tout satisfaite. J’étais aussi attirée par la peinture à ce moment mais je sentais bien que l’immense liberté du peintre me faisait peur et je cherchais une voie où je me sente plus en sécurité. Mais je ne savais pas comment. Quand je suis arrivée au Bauhaus, chaque étudiant devait suivre un cours préliminaire avant de choisir l’un des ateliers. Je n’étais pas vraiment intéressée par ces ateliers. L’atelier métal abimait les mains, l’atelier bois était terriblement dur, il fallait soulever des poutres ou ce genre de chose. Je n’aurais pas pu supporter l’atelier de peinture murale. Être debout sur une échelle et toute sale tous les jours. Je voyais de loin mon mari dans l’atelier verre, l’atelier vitrail. Je trouvait que c’était assez intriguant. L’homme au travail et son matériau, lui au loin, vous voyez. Mais on m’a dit que je n’avais aucune chance d’entrer dans cet atelier parce qu’il y avait très peu de chance de fabriquer un vitrail. En plus, il y avait un homme qui y était déjà, et cela suffisait. Donc la seule chose qui était possible pour moi était l’atelier tissage, même si je trouvais cela assez chochotte.
S.F.
Vous n’aviez jamais fait de tissage avant ?
A.A.
Non
S.F.
C’était avant le Bauhaus ?
A.A.
Non, l’atelier tissage y était. Je n’aimais pas l’idée au début parce que je trouvais le tissage trop chochotte, juste des fils. En plus, il y avait une dame très peu efficace, une vieille dame, qui faisait plutôt de la broderie ou ce genre de chose, qui y enseignait. Cela ne m’intéressait pas du tout. Mais la seule façon de rester au Bauhaus était d’aller dans cet atelier. C’est ce que j’ai fait. Dès que j’ai commencé, j’ai été assez intriguée par les possibilités qu’il y avait. Comme je l’ai déjà dit ici dans ce magazine…
(…)
… Je vais vous montrer un article. Il y a une idée fausse très répandue qui dit qu’il y avait vraiment des enseignements et des cours à cette époque. Mais ce n’est pas vrai. Et comme je l’ai écrit dans cet article, ce que j’ai appris, je l’ai appris des autres étudiants. J’ai finalement été de plus en plus curieuse et petit à petit très satisfaite et très…
S.F.
Plus en sécurité dans un certain sens ?
A.A.
Oui. Je sentais bien que les limites et la discipline du métier me guidaient, comme des rails. Je devais travailler dans les limites de certaines possibilités, que l’on pouvait franchir, vous voyez.
(…)
Et je trouve que, aujourd’hui, si les gens de la scène New Yorkaise étaient restés ou retournaient à l’artisanat, ils sauveraient leur âme. Parce qu’ils sont, je pense, dans cette situation vraiment désespérée, où on cherche constamment son intériorité et où on ne trouve aucune voie qui soit réellement satisfaisante. Ils éclaboussent et ils crépitent, et ils font dieu sait quoi pour essayer d’être terriblement original. Les résultats, pour moi, sont des choses affreuses qu’on regarde une fois et qu’on ne veut pas revoir ou qu’on fuit par dégoût. Et j’ai cette idée comme vous dites très « carrée » que l’art est quelque chose qui nous rend plus heureux.
(…)
Et que l’art est quelque chose qui nous apporte quelque chose dont nous avons besoin pour vivre. Comme la religion est quelque chose de nécessaire même si elle est rejetée aujourd’hui.
S.F.
Êtes-vous croyante vous-même, Mme Albers ?
A.A.
Pas de façon formalisée. Mais je crois qu’il y a une chose en laquelle tout le monde croit, qu’il le veuille ou non.
(…)
A.A.
Ils cherchent quelque chose. Et je crois que, dans un sens, l’art est ce quelque chose qui va au delà de ce dont on a besoin dans notre quotidien.
S.F.
Oui. Pour être au dessus de toutes ces choses quotidiennes…
A.A.
Oui, je trouve que le Pop art ou Dada ont essayé de briser cette barrière des beaux-arts d’une très belle manière, peut-être.
(…)
S.F.
Vous voulez dire qu’un artiste a besoin de discipline ?
A.A.
Oui, de beaucoup. Je pense qu’un savoir-faire donne à quelqu’un qui cherche sa voie une sorte de discipline. Et cette discipline a été déterminée bien avant, à travers des techniques qu’il était nécessaire au peintre d’apprendre. À la Renaissance, ils devaient broyer leurs peintures, préparer leur toile ou leur panneaux de bois. Ils devaient manipuler leur matériel avec soin. Alors qu’aujourd’hui, on achète la peinture dans n’importe quel magasin de peinture et on presse le tube, les panneaux de bois arrivent tout faits et il n’y a rien pour vous apprendre comment prendre soin de ce matériel.
S.F.
L’amour des matériaux…
A.A.
Et cela produit cette trop grande rapidité je pense.
S.F.
Oui. pas assez d’attention au travail…
A.A.
Oui, oui. C’est ça. Quand le peintre ou le tisserand ou n’importe qui d’autre devait préparer son matériel, il apprenait ce que le matériel lui disait, ce que la technique lui racontait. Alors qu’aujourd’hui…
S.F.
Il y a une sorte de dialogue entre vous le matériau.
A.A.
Cela vous libère de cette recherche trop consciente de son âme qui se transforme trop souvent en une sorte de peinture intestinale. Cela libère et vous éloigne d’une démarche de travail trop subjective.
(…)
On ne peut pas éviter d’être subjectif. Mais une sorte de d’objectivation arrive quand on doit se concentrer sur les exigences de la technique et des matériaux.
(…)
Et je trouve cela sain et sans limite. Et je continue de croire que cela peut vraiment sauver tous ceux qui s’essayent si facilement au matériel prêt-à-l’emploi.
S.F.
(…) Si j’ai bien compris, Klee a été votre professeur ?
A.A.
Oui, mais de façon très restreinte. J’admire beaucoup Klee. Mais ce que j’ai appris de lui, je l’ai appris en regardant ses peintures. Parce qu’en tant qu’enseignant, il n’était pas très bon. J’étais dans le cours qu’il donnait aux étudiants en tissage, mais je crois que je n’ai assisté qu’à trois de ses cours. Klee ne se préoccupait que de son propre travail. Il marchait dans la pièce, retournait au tableau, tournait le dos à la classe, et commençait à expliquer quelque chose qui était censé nous intéresser. Mais il ne savait probablement pas du tout où chacun d’entre nous en étions dans notre propre développement, ce qui nous intéressait, dans nos propres recherches. Je sais que d’autres étudiants étaient plus proche de lui. Mais je ne l’étais pas. D’un autre côté, je crois qu’il a probablement eu plus d’influence sur mon travail et mes idées en regardant juste ce qu’il faisait avec une ligne, ou un point, ou un coup de pinceau et j’ai finalement essayé de trouver ma propre voie avec mon propre matériau et ma propre expérience pratique.
S.F.
Dois-je comprendre que l’imagerie ne vous a jamais beaucoup intéressée ?
A.A.
Vous voulez dire, le travail figuratif ?
(…)
Non, non, pas vraiment. Parce que j’essayait plutôt de construire quelque chose à partir des points, des lignes, à partir d’une structure faire de ces formes élémentaires et pas de les transposer dans une idée, une idée littérale.
S.F.
Oui, une idée plus abstraite.
A.A.
Ni un chat ni un coucher de soleil mais une construction à partir de tout ce dont je disposais comme formes élémentaires, de fils, d’opérations du métier à tisser, etc.
S.F.
Et à propos de la couleur Mme Albers ?
A.A.
Oui. La couleur. C’est une question intéressante parce que la couleur d’un trait provoque une émotion qui va bien au delà d’une ligne et…
S.F.
Des carrés et des points.
A.A.
Oui. D’un autre côté, en se concentrant sur ce que le matériel de tissage raconte, la couleur interfère presque, parce que la raideur, la souplesse, la brillance, etc., apparaissent plus clairement si on ne se préoccupe pas d’y ajouter des couleurs et si l’on s’en tient juste à ce que sont les caractéristiques des matériaux. Finalement, les couleurs dans le tissage n’ont pas le premier rôle, comme dans la peinture, mais seulement une place secondaire. Et si on pense travailler pour l’industrie, ce que j’ai fait à une petite échelle, un rideau doit être — je ne sais pas — transparent, ou opaque, se plier facilement, lavable, et ainsi de suite, et, à la fin, il peut être disponible en bleu, ou rouge, ou vert, mais c’est une autre préoccupation, ce n’est pas celle qui va déterminer les caractéristiques principales du matériau, vous voyez ?
S.F.
Oui, je comprends. Mais, quand on regarde votre travail, on voit que vous vous intéressez aussi beaucoup aux couleurs, je veux dire, aux différentes couleurs, vous voyez ?
A.A.
Oui, cela m’a intéressée un moment pour la production industrielle, la production matérielle…
(…)
C’est là que j’ai commencé à m’intéresser à l’utilité du matériau et je crois que j’ai cité à ce moment là dans mon article cette petite phrase que Klee a dite un jour : « le textile est au service des objets ».
(…)
Et j’ai essayé de développer cette qualité utile du matériau du mieux que j’ai pu, de façon à ce que tel tissu d’ameublement soit vraiment adapté à tapisser, qu’un tissu pour tenture drape bien, etc. Et puis j’ai vraiment essayé d’éviter, dans ces objets au service des autres, dans ces objets utiles, l’écriture personnelle, le travail subjectif. Parce que je trouvais que c’était vraiment dérangeant d’arriver dans une pièce et de dire immédiatement : « Ah, c’est M. X qui a fait cela ». Je trouve que ce genre de — bon, « expression » est tellement un mauvais terme — mais d’expression personnelle devait se réserver à une forme exclusive, qui pour moi est l’art. Donc dans mon propre travail j’ai essayé de séparer très clairement le travail utilitaire objectif de ce qui tendait selon moi vers l’art. Et la couleur, bien sûr, intervient là dedans, vous voyez ?
S.F.
Oui je comprend maintenant. Oui. Vous voulez juste dire que vous avez travaillé pour le design industriel ?
A.A.
Oui.
S.F.
Et cela vous a plu ? Ou vous sentez que… ?
A.A.
À un certain degré, oui. C’est vraiment intéressant de se concentrer comme un architecte se concentre sur le fonctionnement d’une maison, donc j’ai adoré me consacrer à ce qu’un matériau précis exige. J’ai développé une série de tissus pour tentures murales, qui n’existaient pas vraiment à l’époque où je l’ai fait. Et j’ai essayé de les faire de façon à ce qu’ils reflètent en partie la lumière, qu’ils puissent être brossés, et qu’ils puissent être fixés droits et facilement sur le mur sans se plier ni se déformer. Donc une tâche précise nous pousse à faire très attention à nos choix de matériaux, à notre technique, et ainsi de suite. À l’inverse, je m’intéressais aussi à — bon, ce qu’on appelle communément de l’art. J’ai essayé aussi de travailler dans cette direction. Mais, comme je vous le disais avant qu’on commence à enregistrer, je pense que le fait que les gens ne voient que le sens utilitaire du textile est un grand problème. Ils veulent s’assoir dessus, ils veulent le porter. Mais il n’aiment pas penser que quelque chose qui est pendu au mur puisse avoir les mêmes qualités qu’une peinture ou une sculpture, qu’on y reviendra toujours et qu’il puisse durer des siècles, comme les textiles anciens péruviens.
S.F.
Vous venez de parler des textiles péruviens. Dans l’histoire du tissage, quelle époque vous attire le plus ?
A.A.
Et bien, j’admire beaucoup les pré-colombiens, les textiles péruviens plus que de tout autre culture. Et je pense que je ne suis pas la seule à penser que ces textiles représentent la plus haute culture du textile dans le monde. Bien que la période Coptique ait de très beaux exemples de textiles, leur technique et leur inventivité était beaucoup plus limitée. Beaucoup plus limitée que celle des tissus péruviens qui ont une gamme phénoménale et qui va beaucoup plus loin dans la technique que ce que nous pouvons faire aujourd’hui.
S.F.
Et à propos du tissage traditionnel occidental ?
A.A.
Vous voulez dire européen ?
S.F.
Européen, oui.
A.A.
Et bien, il y a bien sûr les très beaux tissus de la Renaissance et tout ça, en particulier les tapisseries de la Renaissance des Gobelins. Les tapisseries du haut Moyen Âge aussi sont très belles.
S.F.
Peut-être ont-ils selon vous ce sens du symbolisme ?
A.A.
Oui. C’est une belle période aussi. Cela a très vite glissé du côté de la peinture, et les tapisseries de Raphaël ne sont pas aussi belles que ses peintures. Ils sont passés à côté des caractéristiques précises que doit avoir un textile.
S.F.
Oui. Avant de quitter le Bauhaus, parce que nous en étions encore là, — je voulais vous demander à quoi ressemblait l’atmosphère créative au Bauhaus ?
A.A.
C’est ce que je dis dans cet article — et bien, on pense toujours au Bauhaus aujourd’hui comme à une école, une école très aventureuse et intéressante, dans laquelle on allait et où on vous apprenait quelque chose, mais c’est une pensée toute faite. Quand j’y suis allée en 1922, ce n’était pas vrai du tout. Tout était très désordonné et il y avait des recherches dans tous les sens. Les gens comme Klee ou Kandinsky étaient reconnus comme de grands maîtres. Ils commençaient à trouver leur voie, et ce genre de grande recherche était très stimulante. Dans mon petit article, c’est ce que j’ai appelé « l’aspirateur à créativité ». Mais le mot « enseignement » n’était jamais prononcé. Et ceux que l’on considérait comme de grands maîtres — Klee et Kandinsky — n’étaient pas disponibles pour répondre à nos questions. Ils étaient de grands silencieux qui parlaient peut-être entre eux, mais jamais à de tous petits étudiants comme moi. Mais on savait que ce que faisait l’Académie n’était pas bon et il était très excitant de savoir qu’ici, on avait la liberté d’essayer n’importe quoi. Et c’était bien. Mais, comme je l’ai dit, ce n’était pas un endroit ou en rentrait pour ressortir avec quelque chose qu’on y avait pris. On était contributeurs.
S.F.
C’était plus une sorte de laboratoire.
A.A.
Oui, sous tous ses aspects. Tout le monde faisait de son mieux et nous ne savions pas vraiment où nous allions. Parce qu’il n’y avait rien. On savait seulement que ce qui ce passait dans les autres écoles et universités n’était pas bien.
S.F.
Que quelque chose de nouveau devait être fait.
A.A.
Il y avait un besoin de faire quelque chose de nouveau mais personne ne savait à quoi cela ressemblait.
S.F.
Oui. Mais, je ne suis pas sûr, il y avait aussi une relation avec l’industrie ?
A.A.
Non, pas dans les premières années. Cette idée d’industrie s’est développée progressivement et est devenue plus importante après le départ de Gropius. Parce que, dans les premières années, on s’essayait surtout à un genre d’artisanat romantique avec lequel on ferait de belles housses de coussins — que peut-être on ne pourrait pas laver, ou sur lesquelles on ne pourrait pas s’asseoir. Et ces nappes aux couleurs très vives et très brillantes. Mais cela ne convenait pas du tout à l’industrie. Ils n’auraient pas pu les fabriquer avec tous ces fils et ces couleurs différentes. Mais ce n’était pas très satisfaisant parce que c’était une subjectivation excessive pour quelque chose qui n’en valait pas la peine. Quand une nappe existe tellement au point que vous ne pouvez pas poser une assiette dessus, ou un vase de fleurs, c’est beaucoup trop prédominant. Et c’est seulement très progressivement que nous nous sommes tournés vers ce que je vous ai expliqué avec l’excellente phrase de Klee à propos de ces « objets utiles ».
S.F.
Oui. puis vous avez quitté le Bauhaus, je crois, avec votre mari dans les années 30 ?
A.A.
En fait non, j’ai quitté l’atelier tissage assez vite parce qu’ils avaient déjà une enseignante et qu’il n’y avait pas de place pour moi. J’ai donc développé quelque chose qui m’a fait obtenir le diplôme du Bauhaus. C’était un travail assez intéressant parce qu’il était assez éloigné de ce qu’on pense habituellement de la fonction d’un textile. Le directeur du Bauhaus qui a succédé à Gropius était Hannes Meyer. Il était en train de construire une grande école, (…), et dans l’auditorium, il y avait un écho.
(…)
Et il m’a demandé si je pouvais penser à un moyen d’atténuer cet écho, si on pouvait fabriquer un tissu qui pourrait servir à cela. La solution habituelle à ce moment là, dans les années 20, était de mettre du velours sur les murs. Les petites fibres absorbaient le son. Et bien sûr, si le velours devait rester utilisable dans une pièce qui recevait souvent des centaines de personnes, il fallait qu’il soit foncé. Sinon, on aurait vu toutes les marques de doigts et ce genre de chose dessus. Une couleur claire ne pouvait juste pas fonctionner. Et j’ai eu l’idée de faire une surface fabriquée avec une sorte de cellophane — le cellophane venait juste de débarquer comme nouveau matériau. Nous étions allés à Florence, en Italie, et j’avais acheté une petite casquette crochetée fabriquée dans ce matériau. J’ai d’abord utilisé cette technique pour en faire une surface à accrocher au mur, puis j’ai assemblé cette surface qui avait les même qualités d’absorption du son que le velours, sur le dos du cellophane. On obtenait donc une surface avec d’un côté des qualités de réflection lumineuse et de l’autre des qualités d’absorption sonore. Puis c’est parti en production. Je ne crois pas que cela ait été produit sur des machines. Mais en tout cas dans des ateliers qui le fabriquaient au mètre. Et il fut utilisé dans l’auditorium. Et cela marchait. Je crois que dans le petit article que je vous ai donné, il y a une photo de ce tissu, parce qu’à l’époque nous étions très intéressés par la dimension scientifique de tout un tas de problèmes. Le Zeiss Icon Work, en Allemagne, a fait une sorte d’analyse de la manière dont la surface de réflexion fonctionnait selon l’angle de la lumière.
(…)
Un matériau qui reflétait la lumière était complètement nouveau à ce moment là, tout comme un tissu lisse qui absorbe le son. C’était vraiment une conception textile étonnante.
(…)
Vous me demandiez des exemples de tissus utilitaires intéressants, en voici un vous voyez. Cela m’a conduite à d’autres matériaux pour faire des tentures murales. Par exemple, j’en ai fait pour un usage architectural lorsque l’idée d’une exposition sur le textile a été évoquée par le Musée d’Art Moderne.
S.F.
C’était quand ?
A.A.
C’était je pense en 1949 ou à peu près. J’ai fabriqué une série de séparateurs d’espace, qui étaient aussi une invention à ce moment là — cela existait peut-être déjà mais c’était très inhabituel. Je pensais que les architectes pourraient utiliser des tissus pour séparer les pièces plutôt que de toujours utiliser des murs rigides. J’ai donc fait une série de, je crois, sept ou huit matériaux avec des opacités différentes. On pouvait regarder à travers l’un d’entre eux qui avait des espaces de 4 pouces. Dans mon livre, il y a une photo qui montre ce tissu. Inversement, j’en avais fait un qui était assez opaque mais qui pouvait encore être brossé au cas où on ne pouvait pas, comme un morceau de soie, l’envoyer chez le teinturier — où si des mites s’y étaient installées.
S.F.
Donc, vous avez quitté le Bauhaus ?
A.A.
Oui — Je suis partie après mon projet de tissu absorbant, après avoir obtenu mon diplôme. mais j’étais arrivée à la fin, là. Je me suis ensuite installée en freelance à Dessau. Et en 1933, bien sûr, mon mari et moi…
S.F.
Vous êtes allés aux États-Unis.
A.A.
D’abord, le Bauhaus avait déménagé à Berlin pour une très courte période sans aucune activité. Plus aucun financement. Les nazis et tout le reste. Puis en 1933, on nous a demandé à tous les deux de venir au Black Mountain College qui était une petite université pionnière en Caroline du Nord.
S.F.
Oui. Avant que l’on parle de ça, je voulais juste vous demander combien d’années vous aviez passées ensemble au Bauhaus ?
A.A.
Et bien, j’ai été étudiante pendant plusieurs années, jusqu’à mon diplôme. Mais ces tentures que je viens de vous montrer, n’ont jamais vraiment été reconnues. Cela fait 40 ans. On ne les aimait pas vraiment. On préférait des choses beaucoup plus romantiques.
S.F.
Maintenant que nous avons parlé de votre travail, je voudrais vous demander si vous sentez une grande différence entre ce que vous faisiez au Bauhaus et ce que vous faites maintenant, par exemple, où la ligne est beaucoup plus… ?
A.A.
Pas vraiment. Bon, comme tout le monde, j’ai eu une période de développement. Ce que je vous ai montré est — même si cela semble très simple — techniquement très complexe. C’est du tissage à deux plis. C’est quelque chose qui est très rare aujourd’hui dans le tissage à la main. Et donc, plein d’idées viennent de considérations techniques. Je ne vois pas vraiment de rupture, même si les choses ont l’air différentes.
(…)
Il n’y a pas de rupture. J’ai arrêté de faire ça quand j’ai quitté le Bauhaus.
S.F.
Je pensais plutôt, sur toute la durée de votre travail.
A.A.
Et bien, sur toute la période de travail on peut dire — et je vous l’ai déjà dit aussi — que j’étais moins intéressée par les surfaces que par l’expression d’un seul fil. À l’inverse, dans le travail que je viens juste de vous montrer — les sérigraphies — là je me suis davantage tournée vers l’opposition de surfaces colorées. Ce qui est évidemment lié à la technique qui est différente. Chaque technique a des exigences différentes.
S.F.
Oui. Puis vous êtes allée au Black Mountain… ?
A.A.
Au black Mountain College. Pendant les débuts et l’ascension de Hitler, nous avions reçu une lettre à Berlin qui disait : « Envisageriez-vous de venir au Black Mountain College ? C’est une aventure nouvelle ». À ce moment là, nous nous sommes dit, « c’est là-bas que l’on doit être ». C’est devenu un lieu très intéressant parce qu’il nous donnait la liberté de nous construire comme nous le voulions. Josef a construit tous ses cours là-bas et tout son travail sur la couleur qui n’avait plus rien à voir avec ce qu’il avait laissé derrière lui en Europe. J’ai monté un atelier de tissage et j’ai commencé à enseigner et à développer des méthodes d’enseignement qui…
S.F.
Quelle était votre méthode d’enseignement ?
A.A.
Bon, c’est peut-être un peu exagéré de l’appeler « méthode » mais j’essayais de remettre mes étudiants au point zéro. J’essayais de les faire s’imaginer, disons, qu’ils étaient dans le désert au Pérou, sans vêtement, sans rien, sans céramique (l’archéologie a aujourd’hui prouvé que les textiles sont arrivés avant la céramique), de s’imaginer à la plage avec rien. Que faites vous ? Il y a bien ces poissons du Humbolt Current, ces merveilleux poissons qui nagent, les meilleurs du monde en fait, à cause du courant froid. Il fait chaud et il y a du vent. Que faites vous? Vous portez sans doute la peau d’un animal pour vous protéger du soleil ou peut-être du vent, à l’occasion. Et vous voulez un toit au dessus d’autres choses et ainsi de suite. Et comment allez-vous comprendre ce qu’un textile peut être ? C’est là que nous démarrions. Je les laissais utiliser ce qu’ils voulaient, de l’herbe ou je ne sais quoi d’autre. Et je les laissais aussi imaginer ce qu’ils utilisaient à ce moment là. Est-ce qu’ils prenaient la peau d’un poisson et la coupaient en bandes pour pouvoir faire des éléments en longueur sur lesquels ils pourraient attacher quelque chose pour attraper le poisson ? Peut-être transporter des choses de cette manière ?
S.F.
Que d’imagination.
A.A.
Exactement. Inventer absolument n’importe quoi. Et petit à petit, nous inventions des métiers à tisser avec des bâtons ou ce genre de chose. Et le métier péruvien à sangle arrière. C’était pour qu’ils comprennent cette chose élémentaire, que le métier péruvien à sangle arrière avait déjà en lui tout ce qu’une puissante machine à tisser a aujourd’hui. Et ils le comprennent complètement différemment qu’en se baladant dans une usine et en regardant ce choses fonctionner parce qu’ils savent ce qui est nécessaire et ce qui s’est inventé au cours des temps. C’était une façon de faire très rude. Qui revenait à l’imagination et à l’invention.
S.F.
Oui. Et combien d’années avez-vous enseigné là-bas ?
A.A.
Combien de temps ? Et bien, nous sommes restés 16 ans. Et j’ai continué là-bas comme free lance. Et j’ai développé ces idées. Parce que je ne crois pas avoir commencé comme cela au Black Mountain. Je pense que j’ai commencé avec le métier à tisser et tout ça. On trouve dans mes deux livres diverses explications sur la façon dont j’en suis arrivée là et comment je l’ai mis en place. Donc, j’ai travaillé dans trois domaines : les tissus utilitaires, l’enseignement et des choses plus artistiques.
S.F.
C’est très intéressant. Je voulais vous demander, aujourd’hui — est-ce que le tissage est à la mode ?
A.A.
Non. Et je pense aussi que l’invention de nouvelles machines à tricoter correspondent beaucoup mieux à ce dont nous avons besoin aujourd’hui. C’est à dire confectionner des tissus pour vêtements. Même si les péruviens ont fabriqué des tissus en tissage et les ont travaillé de façon très complexe, on ne penserait pas à tisser des sous-vêtements avec des matériaux lourds, et la découpe serait très difficile et maladroite, alors que le tricotage le fait très bien aujourd’hui et probablement encore mieux dans le futur. Le tissage est probablement d’une certaine façon un art qui se meurt. On ne le croirait pas au vu des millions de mètres de tissus qui sont produits aujourd’hui, mais sans doute moins pour les porter que pour les intérieurs et la décoration.
S.F.
Et que serait pour vous la définition du tissage si on vous posait la question ? Que requiert-il ? Beaucoup de discipline peut-être ?
A.A.
C’est un peu trop vague, parce que n’importe quoi en demande. Je pense que c’est assez proche de l’architecture parce que c’est une construction à partir d’un seul élément, un ensemble construit à partir d’un seul élément.
S.F.
Oui, je comprends. C’est plus proche de l’architecture que de la peinture ou de la sculpture.
A.A.
Oui, parce que cela construit quelque chose. Alors que la peinture est appliquée sur quelque chose. La sculpture utilise un matériau donné. Mais, en revanche, les sculpteurs aujourd’hui soudent beaucoup ; ils construisent à nouveau quelque chose à partir d’éléments. Donc, il y a une interpénétration de différents champs, vraiment.
(…)