Ce passage est extrait du livre de Tom Wolfe, Il court, il court le Bauhaus, Les belles lettres, 2012 (From Bauhaus to our House, 1981 pour l'édition originale.)
Il court, il court le Bauhaus, on le devine dès le titre, est du genre pamphlétaire. Tom Wolfe, avec sa férocité habituelle, y critique le prolifique Style International, et sa domination installée sur une sorte de complexe colonial des américains vis-à-vis des artistes français.
C'est délicieusement partisan, et d'une mauvaise foi délectable qui n'enlève toutefois ni sa justesse, ni son intensité, à la réflexion. Et si on ricane dans son coin, il n'est pas question de le faire sans connaître aussi "l'histoire officielle", car ce n'est qu'en travaillant avec elle que le texte de Wolfe prend tout son sens.
Par exemple, dans le deuxième extrait on comprend tout à fait pourquoi le Bauhaus a abandonné sa vocation artisanale et son premier style expressionniste pour se tourner vers l'industrialisation.
« Ah, l’artiste européen ! L’éblouissant personnage ! André Breton, Louis Aragon, Jean Cocteau, Tristan Tzara, Picasso, Matisse, Arnold Schoenberg, Paul Valéry – semblables aux figures de bronze et d’or de Gustave Miklos, ces hommes se détachaient sur les ruines fumantes de l’Europe au lendemain de la Grande Guerre. Les décombres, les ruines de la civilisation européenne formaient un élément essentiel de ce tableau. Il fallait ces tas d’ossements calcinés à l’arrière-plan pour donner un relief si éclatant à des artistes d’avant-garde tels que Breton ou Picasso.
Pour les jeunes architectes américains qui entreprirent le pèlerinage, nul personnage plus éblouissant que Gropius, le fondateur de l’école du Bauhaus. Gropius avait ouvert le Bauhaus à Weimar en 1919. C’était bien plus qu’une école : une communauté, un mouvement spirituel, une approche radicale de l’art sous toutes ses formes, un centre philosophique rivalisant avec le jardin d’Épicure. Notre Épicure, Gropius en l’espèce, avait trente-six ans ; il était svelte, sobre mais toujours impeccable, avec son abondante chevelure noire ramenée en arrière, irrésistible pour les femmes, correct et courtois dans la plus pure tradition germanique, lieutenant de cavalerie pendant la guerre, décoré pour sa bravoure, incarnant le calme, la certitude, la conviction au cœur du tourbillon.
À proprement parler, Gropius n’était pas un aristocrate car son père, au demeurant très aisé, n’appartenait pas à la noblesse, mais les gens ne pouvaient s’empêcher de le considérer comme tel. Le peintre Paul Klee qui fut professeur au Bauhaus avait surnommé Gropius le Prince d’Argent. L’argent : là il avait mis en plein dans le mille. L’or eût été trop clinquant pour un être aussi raffiné et précis. On aurait dit que Gropius était un aristocrate qui, par un miracle de sensibilité aurait totalement préservé les vertus de sa lignée et rejeté tous les snobismes, tout le poids mort du passé.
Les jeunes architectes et artistes qui venaient vivre et étudier au Bauhaus, suivre l’enseignement du Prince d’Argent, parlaient de “repartir de zéro”. On l’entendait sans cesse cette expression “repartir de zéro”. Gropius encourageait toutes les expériences qui leur venaient en tête, à condition que ce fût au nom d’un avenir propre et pur. Même des religions nouvelles telles que le mazdéisme. Même des régimes diététiques. Il fut un temps où le régime au Bauhaus à Weimar se composait exclusivement de bouillies de légumes frais. Ces bouillies étaient si fades et si fibreuses qu’on y ajoutait de plus en plus d’ail pour leur donner un tant soit peu de goût. À l’époque, l’épouse de Gropius était Alma Mahler, l’ancienne Mme Gustav Mahler, la première et la plus illustre des veuves d’artistes, cette merveilleuse espèce engendrée par le XXè siècle. D’après les historiens, remarqua-t-elle bien des années plus tard, le style du Bauhaus était caractérisé par les cornières de verre, les toits en terrasse, les matériaux rustiques et la structure exprimée. Mais elle, Alma Mahler Gropius Werfel – elle avait, depuis, ajouté à sa pelote le poète Franz Werfel – pouvait certifier que la plus inoubliable des caractéristiques du Bauhaus était “une haleine empestant l’ail”. Et pourtant… comme c’était pur, propre, glorieux… de repartir de zéro!
Marcel Breuer, Ludwig Mies van der Rohe, Lázló Moholy-Nagy, Herbert Bayer, Henry van de Velde, tous, à un moment ou à un autre, furent professeurs au Bauhaus, en compagnie de peintres comme Klee et Josef Albers. Albers était chargé du célèbre Vorkurs ou cours préparatoire du Bauhaus. Albers avait coutume d’entrer dans la salle et de poser sur la table une pile de journaux, en disant aux étudiants qu’il revenait dans une heure. Pendant ce temps, ils devaient transformer le papier journal en œuvre d’art. À son retour, il trouvait immanquablement des châteaux gothiques en papier journal, des avions, des bustes, des oiseaux, des gares, toute sorte de choses étonnantes. Mais, immanquablement, un étudiant, photographe ou souffleur de verre, s’était contenté de prendre une page de journal, de la plier une seule fois, de la dresser comme une tente et voilà tout. Albers prenait la cathédrale et l’avion et disait : “Ces choses sont faites pour être en pierre ou en métal, pas en papier journal.” Puis, prenant la tente de notre photographe distrait, il déclarait : “Mais ceci ! Ceci fait appel à l’âme du papier. Le papier se plie sans se casser. Le papier possède une bonne résistance à la tension et ces deux bords minces sont capables de porter une très grande surface.” Alors, toutes les cellules grises dans la salle entraient en effervescence. C’était si simple ! Si beau !… C’était comme si pour la première fois la lumière pénétrait dans la pénombre des cerveaux. Ah, Dieu ! Repartir de zéro !
Et pourquoi pas… La patrie du jeune Bauhaus venait d’être écrasée par la guerre et humiliée à Versailles ; son économie s’était effondrée dans le délire inflationniste ; le Kaiser s’en était allé ; les sociaux-démocrates avaient pris le pouvoir au nom du socialisme ; des bandes de jeunes gens ricochaient à travers les villes, buvant de la bière et attendant une révolution à la soviétique ou, pour le moins, quelques magistrales empoignades. Décombres, ruines fumantes – repartir de zéro ! Pour des jeunes, c’était merveilleux. Repartir de zéro ne signifiait rien de moins de recréer le monde. » (p. 16-19)
« La course à qui serait le moins bourgeois* prit des allures un peu loufoques. Par exemple, dans les débuts, en 1919, Gropius avait voulu amener au Bauhaus de simples artisans, des hommes de la terre, d’honnêtes travailleurs, des gens aux sourcils froncés et aux ongles carrés qui allaient fabriquer à la main des objets destinés à l’intérieur des bâtiments, de simples meubles de bois, de la vaisselle et de la verrerie simples, du simple par-ci et du simple par-là. Voilà qui semblait dans le style classe ouvrière, tout à fait non bourgeois. Gropius s’intéressait aux formes curvilignes d’architectes comme Erich Mendelsohn. Avec ses formes toutes en courbes spectaculaires, Mendelsohn faisait sauter toutes les notions bourgeoises d’équilibre, de symétrie et de construction en maçonnerie rigide. Certes, mais c’était quand même un peu naïf de votre part, mon cher Walter ! En 1922, le premier congrès international des arts progressistes se tint à Düsseldorf. Ce fut la première réunion des architectes de sérail venus de toute l’Europe. Ils ne tardèrent pas à en venir aux mains sur cette question de savoir ce qui était non bourgeois. Theo van Doesburg, le plus virulent des auteurs de manifestes hollandais, jeta un regard sur les Honnêtes Travailleurs et les courbes expressionnistes de Gropius, fit une grimace méprisante et dit : Ciel, que c’est bourgeois ! Seuls les riches pouvaient s’offrir des objets faits main comme l’avait prouvé l’expérience du mouvement Arts and Crafts en Angleterre. Pour être non bourgeois, il fallait que l’art soit fabriqué à la machine. Quant à l’expressionnisme, ses formes curvilignes étaient un défi à la machine et non point à la bourgeoisie. Non seulement la fabrication de telles formes était coûteuse, mais de plus elles étaient “voluptueuses” et “luxueuses”. Dans la bouche de van Doesburg, avec son monocle, son long nez et son incroyable grimace de mépris, ces qualités devenaient bourgeoises à vous en donner la nausée. La spiritualité de Gropius était parfaitement sincère, mais l’homme était aussi suffisamment fin et ambitieux pour comprendre que van Doesburg l’avait bel et bien coincé.
Du jour au lendemain, Gropius inventa un nouveau slogan, une nouvelle devise pour le blason du sérail qu’était le Bauhaus : “Art et Technologie, une Unité Nouvelle !” Tout y était, même le point d’exclamation ! Na ! Voilà qui devait damer le pion à van Doesburg et à tous ces bavards d’Hollandais. Les Honnêtes Travailleurs, les ongles carrés et les courbes disparurent à tout jamais du Bauhaus. » (p. 25-27)
* Le Bauhaus s’est construit sur une idéologie socialiste, qui se développe en Europe après la première guerre mondiale. La nouvelle architecture devait être créée pour les travailleurs. La “bourgeoisie” ou ce qui était “bourgeois” ne désignait rien de précis sinon tout ce qui pouvait être contraire à cette idéologie.
« L’important c’était de ne pas être pris en flagrant délit, de ne jamais concevoir quelque chose que quelqu’un aurait pu montrer du doigt en disant, avec un ricanement assassin : “Ciel que c’est bourgeois !” »