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Andrea Branzi, « Une stratégie à long terme », Radical notes 1., 1972.

Titre original : « Strategia dei tempi lunghi », Casabella n°370, Octobre 1972.

Cette première chronique annonce le programme : si l’« architecture radicale » (qui vient de se trouver un nom sous la plume de Germano Celant dans le catalogue de l’exposition qui la consacre à l’échelle internationale, Italy: the new domestic landscape au MoMA) veut perdurer et trouver une légitimité auprès du monde professionnel (et se substituer au modèle dominant — ce qui serait l’aboutissement d’une véritable refondation) elle doit déterminer, diffuser et mettre en place les outils d’une « stratégie à long terme » pour sortir de sa posture de contournement et se confronter pleinement à la réalité en prenant consistance dans le tissu social et politique. 

Une stratégie à long terme.

Le terme « architecture radicale » recouvre toutes les expérimentations de ces dernières années — expérimentations souvent difficiles à interpréter — qui ont la caractéristique commune de se situer en dehors du domaine strictement professionnel et de relancer, souvent dans des directions opposées, une sorte de révision radicale (précisément) de l’ensemble du champ de l’architecture : contre-design, architecture conceptuelle, utopie, néo-momumentalisme, low tech, éclectisme, iconoclasme, néo-dadaïsme, nomadisme, etc. Les déclarations programmatiques de ces groupes*, ainsi que leurs provocations les plus tapageuses, sont accueillies par des sourires silencieux (parfois confondus avec de la tolérance).  
Les professionnels demeurent insensible à cette vague de photo-montages* car, bien sûr, comme nous le savons tous, les excès de jeunesse passent tôt ou tard à tout le monde… Dans ces zones vacantes crées par la neutralité et la disponibilité des revues spécialisées, ainsi que par la retraite stratégique des aînés, des forces diverses s’exercent, tout en évitant soigneusement de se heurter. Et cela provoque d’étranges rencontres : cette année par exemple, même Italia Nostra a participé à la Summer Session de Londres (sic!).*
Il n’y a en réalité pas de quoi se réjouir, entre d’un côté, la pression de l’écologie, grand instrument de la refondation culturelle de la morale bourgeoise (le concept de « nature » est passé directement du domaine de l’économie libérale à celui de l’urbanisme) ; et de l’autre, une avant-garde contente d’exister mais incapable de se définir clairement ou de présenter un programme. Et je ne veux pas dire par là un programme commun (chacun a le droit de fabriquer et de consommer sa propre culture), mais la capacité à trouver en dehors de soi-même des phénomènes similaires et des lois structurelles auxquelles se référer.  
Tout cela n’aurait aucune importance si la production expérimentale se présentait comme un corpus homogène, varié mais constant. Or, de nombreux phénomènes de l’avant-garde renferment en réalité une ambiguïté profonde, et cette ambiguïté deviendra inquiétante au moment où s’amorcera l’inévitable reflux qui, associé à la diminution d’une sorte de capacité destructrice, laissera apparaitre derrière lui une étendue de « belle » architecture et d’arrogance culturelle. Les symptômes sont assez familiers : un salmigondis anthropologico-culturel, une élégance raffinée, des invectives contre le consumérisme, etc.

Se reconstruit alors l’élite des idiots savants, des fausses poupées droguées, prêtes à donner des leçons sur l’architecture à toute la société. La culture officielle les a toujours sagement laissé se défouler avant de les récupérer, quand les choses se calment sur le plan du renouvellement linguistique. 
Ce n’est pas un hasard si toute la charge destructrice du Mouvement moderne est réapparue comme une force positive à l’égard du renouvellement formel de la culture architecturale. En effet, la « destruction de l’architecture », slogan crée pour souligner la constante négativité du phénomène expérimental de ces dernières années, n’a aucun destin historique s’il ne s’accompagne pas d’une « stratégie à long terme ». 
Par « stratégie à long terme », j’entends au moins une prise en compte de l’ensemble du cycle de la production culturelle — c’est-à-dire, des véritables relations qui existent entre celui qui réalise le projet et le client, en termes d’aliénation créative, de barrières technologiques, ou d’érosion sociale du socle esthétique et culturel en général.  La « destruction de la culture » reste une simple déclaration apocalyptique si elle n’est pas reliée aux lois structurelles qui gouvernent le développement social, dépassant ainsi les limites du nihilisme anarchique temporaire, toujours décadent. Se relier aux lois de la société ne veut pas dire s’intégrer politiquement, mais plutôt valider scientifiquement tous les projets, quel que soit leur degré d’avancement : une utopie qui ne fait que se substituer au présent en termes futuristes ne sert à rien, elle ne devient intéressante que si elle est utilisée comme un accélérateur artificiel du processus sur lequel on essaie d’agir.
Comme nous le savons tous, la « destruction de la culture » ne s’accomplit pas par une culture alternative, mais par un usage social différent de la culture elle-même ; une « stratégie à long terme » sert précisément à identifier ce passage de l’un à l’autre et donne un sens positif à la réduction à néant des canaux de communication unilatéraux constitués par le travail esthétique. 
S’il y a bien un engagement que nous devrions tous prendre, c’est celui de nous engager dans la confrontation de théories dont l’importance est reconnue. Cela nous permettrait de poser les prémisses d’un travail plus incisif, qui regarde la réalité en face plutôt que de l’éviter. Ce n’est pas un rappel à l’ordre mais une préparation à l’assaut final. 
Cette rubrique, tenue, non pas par un critique mais par un initié, pourrait bien servir à cela. 

*Les Summer Sessions étaient des rencontres organisées par L’International Institute of Design, une école expérimentale d’architecture fondée par Alvin Boyarsky. Elles eurent lieu de 1970 à 1972 et y étaient invités tous les plus grands penseurs de l’architecture et de la ville du moment. 

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