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Les modèles botaniques de Brendel

Le biomorphisme comme matière à réflexion d’une relation renouvelée au vivant.


J’ai effectué cette intervention dans le cadre du séminaire de recherche Milieux Associés organisé conjointement par l’École supérieure des Beaux-arts de Marseille et le Laboratoire d’Étude en Sciences des Arts (LESA) de Aix-Marseille Université (AMU), qui consistait, à l’adresse d’étudiants en Master, à associer la réflexion, la vision, l’approche de personnes issues de milieux scientifiques et professionnels différents autour d’un objet d’étude commun. 
Je remercie Lia Giraud, photographe plasticienne et enseignante à l’École des Beaux arts de Marseille, de m’avoir proposé à cette occasion de rencontrer et travailler avec Jean Arnaud, artiste plasticien et professeur à l’Université Aix-Marseille. 
Philippe Delahautemaison, également enseignant à l’École des Beaux-Arts, collègue et ami, était également de la partie. 
Notre séance commune s’intitulait « La fleur, le cristal et le kraken », ayant été entendu lors de nos rencontres préparatoires que nous choisissions chacun un objet, correspondant à l’idée que chacun de nous se faisait du biomorphisme, à partir duquel nous construirions notre réflexion. 


Introduction
Les modèles botaniques de Brendel
Autres modèles
Démontables (Papanek)
Agrandis (Blossfeldt)
Conclusion

C’est dans une exposition d’art contemporain, Couper le vent en trois, d’Hélène Bertin et César Chevalier, au Palais de Tokyo au printemps 2022 que je rencontre pour la première fois ce qui allait être l’objet de ma réflexion.
Tout autour de la serre du XIXe siècle qui accueillait les suspensions botaniques de l’artiste, s’alignaient, dans des vitrines éclairées encerclant l’installation, des maquettes de fleurs géantes, spectatrices silencieuses, aux formes voluptueuses et aux couleurs éclatantes. Cette extravagante beauté fut le premier ciment de la rencontre avec ce que le cartel me révéla être des « modèles botaniques de Brendel ». 
Pourquoi les modèles botaniques de Brendel redeviennent-ils aujourd’hui objet d’attention (expositions, campagnes de restauration)1 ? Que sont-ils en train de devenir ? Auraient-ils quelque chose à nous dire ?Comme le pot de Cornelius Holtorf racontées par Tim Ingold2, la matérialité de papier mâché des modèles botaniques de Brendel a traversé, depuis leur apparition, des états différents : nouveautés admirées dans les expositions internationales au milieu du XIXe siècle, outils pédagogiques de grande consommation, objets vieillissants puis désuets, oubliés au fond des réserves des universités et des lycées agricoles, objets redécouverts, restaurés et exposées en tant que reliques botaniques mais surtout en raison de leur étrange beauté, miroir déformant de ce que nous disons trouver « beau » dans la « nature ». 
Mais si ces modèles ne « servent plus à rien » aujourd’hui (ont perdu leur fonction première de supports pédagogiques), que signifie l’intérêt qu’ils suscitent, en dehors de cette fascination un peu creuse pour leur « extravagante beauté » ? Comment leur trajectoire, et les liens qu’ils tissent avec leurs milieux, permet-elle de réévaluer la lecture biomorphique du monde et de mieux percevoir les termes de cette relation renouvelée au vivant si nécessaire aujourd’hui ? 

Les modèles botaniques3 4 de Brendel sont des maquettes de fleurs (mais aussi de fruits, de mousses, de champignons, de graines et autres organismes microscopiques), principalement constituées de papier mâché, fabriquées et utilisées pour l’enseignement de la botanique de 1866 aux années 1920.

Robert Brendel fonde sa société en 1866, à Breslau (aujourd’hui Wroclaw), en Pologne. Il fait appel aux conseils scientifiques d’un pharmacien local, le Dr Carl Leopold Lohmeyer, et aux conseils botaniques du professeur Ferdinand Cohn, directeur de la station agricole de Breslau. L’activité est poursuivie par son fils, Reinold Brendel (1861-1927), à partir de 1896, à Berlin. Il ajoute au catalogue la cristallographie, la zoologie, l’anthropologie, les herbiers éducatifs.
Les modèles étaient vendus par correspondance via des catalogues illustrés, soit via un réseau de revendeurs  (Giorgio Santarelli et Alberto Dall’Eco à Florence, Václav Friĉ à Prague et, aux États-Unis, James W. Queen and Company de Philadelphie, le plus grand grossiste de ces modèles à l’époque). 
On sait malheureusement assez peu de choses sur la façon dont ils étaient fabriqués. Ils étaient produits en série grâce à une technique de moulage, assemblés ensuite par des maquettistes et conservent les traces d’interventions manuelles réalisées dans les dernières étapes du processus de production. Chacun est donc unique parmi ses semblables. 
Admirés et reconnus à leur époque, ils ont remporté des médailles d’or lors d’expositions à Moscou en 1872, à Cologne en 1890 et à l’Exposition universelle de Chicago en 1893, une médaille de l’Exposition Universelle de Paris en 1900 ; à Santiago, au Chili, en 1902 ; à l’Exposition universelle de 1904 à Saint-Louis ; et un prix à Bruxelles et à Buenos Aires en 1910.

Du point de vue de l’enseignement de la botanique, la fleur a en effet cet inconvénient d’être saisonnière et de n’être visible à l’état naturel que quelques semaines dans l’année. Les modèles botaniques (ceux de Brendel et ceux de ses concurrents) permettaient, mieux que les herbiers utilisés jusqu’alors, de dépasser cet effet de la saisonnalité. 

Les modèles botaniques de Brendel agrandissent leur référent entre 8 et 20 fois, cet agrandissement pouvant aller jusque’à 40 fois pour les détails plus petits. La plupart d’entre eux sont démontables, pour des raisons pédagogiques. Ils sont fixés sur des pieds en rotin simplement vernis ou teintés de noir selon la période de production. De nombreuses espèces sont représentées, et c’est cette grande diversité qui contribuera en grande partie à leur succès. 
La grande majorité d’entre eux flattent l’œil, c’est ceux que l’on trouve aujourd’hui sur les sites de vente d’objets d’art, mais d’autres suscitent autrement notre étonnement. Ils peuvent être hirsutes, coiffés, énigmatiques, velus, cornus, et même parfois, assez moches. 

Les modèles botaniques ne sont pas toujours “beaux” contrairement à ce que nous renvoient la plupart de leurs manifestations contemporaines. Y aurait-il quelque chose de suspect dans cette fascination que les fleurs suscitent chez l’homme pour leur beauté, dont émane le langage symbolique de l’amour et du désir ? Symbole de l’amour qui, dans le texte de Georges Bataille, Le langage des fleurs, paru en 1929 dans la revue Documents (et illustré par des photographies de Karl Blossfeldt), devient “odeur de la mort”, et résout la question en proposant une toute autre approche de la “beauté” des fleurs.

Ils étaient vendus par correspondance sur catalogue. 

Source : www.lillonum.univ-lille.fr

Quand on les a sous les yeux, l’impression première qui se dégage est bien, du fait de leur grossissement, celle de contempler une collection de plantes tropicales, en tout cas peu familières. Or, on ne trouvera, dans les modèles botaniques de Brendel, que des espèces communes, destinée à l’agriculture la plus banale. Leur connaissance et le développement de leur enseignement devient en effet d’autant plus importants que l’essor industriel du XIXe siècle, accompagné de son pendant démographique, nécessite de développer les rendements agricoles. 
Et oui, ces jolis objets, qui s’exhibent aujourd’hui au nom de la cause environnementale ou se vendent à prix d’or sur les sites des marchands d’art, sont les rejetons de la course au rendement agricole et du capitalisme naissant. Le contresens n’est pas loin. 

Les modèles de Brendel, fabriqués entre 1866 et 1920, appartiennent à la famille des modèles didactiques.

Dans cette famille, nous trouvons tout un ensemble de « produits », fabriqués de manière plus ou moins industrielle, tous aux alentours de la deuxième moitié du XIXe siècle, ce qui laisse penser que les modèles de Brendel étaient soumis à une concurrence commerciale plus ou moins féroce.

Les modèles botaniques de Brendel ne sont donc pas les seuls de leur espèce, d’autres fabricants de modèles botaniques existent, et évoluent sans doute ainsi ensemble dans une atmosphère de concurrence commerciale et esthétique dans le grand marché de consommation scientifique et de consommation culturelle de la science de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. 
D’autres firmes de fabrication de modèles existent en effet, dont au moins une, SOMSO, a perduré jusqu’à aujourd’hui et continue de fabriquer des modèles botaniques pédagogique (ils utilisent aujourd’hui un matériaux plastique breveté appelé SOMSOplast®
Parmi ses concurrents, les modèles de la firme Brendel connaissent un grand succès en raison de la précision de leur détail, de leur grande taille, de leur caractère démontable (il est probable que cette caractéristique également soit empruntée aux modèles anatomiques de Louis Auzoux), de la grande variété des espèces modélisées et de leur faible prix. 

Extrait des annales industrielles, 13 octobre 1872. Source : Gallica.fr

Parmi ceux-là, les plus remarquables sont :

* les modèles clastiques du docteur Louis Auzoux, modèles anatomiques démontables bien plus pratiques et moins dégoutants que les cadavres, qui servaient notamment à l’apprentissage de l’anatomie des étudiants en médecine. C’est bien au docteur Auzoux que revient le mérite d’avoir mis au point le premier des modèles démontables ainsi que leur procédé de fabrication : une matière obtenue à partir de papier mâché et de poudre de liège (dont la formule était gardée secrète et ne se transmettait que de bouche à oreille) était coulée dans des moules en métal, on ajoutait des fils de fer pour solidifier, pour finir par la peinture et les détails de finition à la main5. À son catalogue de modèles anatomiques, qui connaissent un grand succès, Louis Auzoux ajoute des modèles d’animaux et de fleurs.

Nicolas Chanal, L’Anatomie clastique de Louis Auzoux, une entreprise au XIXe siècle, Thèse pour le Doctorat vétérinaire, 2014
Christophe Degueurce, Corps de papier : l’anatomie en papier mâché du docteur Auzoux, Paris, La
Martinière, 2012.
La collection Auzoux (modèles botaniques uniquement) de l’Inspe Paris (restauration et visualisations 3D)

* les modèles en verre des frères Blaschka sont sans doute les plus spectaculaires, au vu du matériau utilisé, de la précision et de la délicatesse de leur rendu. La collection, conservée au musée de Havard, contient essentiellement des reproductions de fleurs et d’invertébrés marins. 

« The Fragile Beauty of Harvard’s Glass Flowers », Extrait de Richard Evans Schultes and William A. Davis, The Glass Flowers at Harvard, Botanical Museum of Harvard University, 1992

* avant le XIXe siècle, il y avait aussi des modèles en cire, en tissu, en plâtre…

Les modèles en cire sont beaucoup plus fragiles et onéreux.
Modèles conservés au Musée d’histoire naturelle de Florence, issus de la longue filiation qui les rattache à la tradition religieuse des « voti » (dont la fabrication remonte au moins au XIIIe siècle).
Modèles pomologiques conservés au Museum d’histoire naturelle de Paris, connus sous le nom de « Carporama » qui représentent essentiellement des fruits exotiques.
540 modèles de champignons d’André Pierre Pinson (autrement connu pour ses cires anatomiques et sa très fameuse “femme à la larme” pour le duc d’Orléans)
Des modèles botaniques en cire, représentant fleurs ou plantes entières, ont continué d’être produits tout au long du XIXe siècle.

Le modelage de fleurs en cire a pu devenir dans l‟Angleterre victorienne à la fois un art de salon et un puissant outil de médiation scientifique. Suivant un exemple donné par les cours royales dès le XVIIIe siècle, le goût pour les fleurs de cire pénètre fortement la décoration intérieure et la mode, et leur fabrication est promue auprès des jeunes filles et femmes de l’élite comme une activité artistique qui se double d’une leçon de botanique.6
L’industrie des fleurs artificielles en cire créée par cette mode se soutient au-delà du déclin de cet engouement grâce aux dioramas des musées d’histoire naturelle. 

Sur la collection du musée d’histoire naturelle de Florence
+ Chiara Nepi, I modelli in cera delle piante e delle tavole didattiche (The wax models and didactic boards)
+ Enrico Baldini, I modelli pomologici (Pomological models)
Sur le Carporama
La page wikipedia, dont sont extraites les références ci-dessous, est très complète.
+ René Primevère Lesson, « Note sur une collection précieuse de fruits équatoriaux, modelés, avec une composition secrète, par M. Dargentel, de l’Ile-de-France », Bulletin des sciences naturelles et de géologie, Paris, vol. 6,‎ 1825, p. 72-74
+ Catalogue des fruits et des plantes modelés composant le Carporama, rue Grange-Batelière, N° 2, Paris, 1829.
+ Monique Keraudren-Aymonin, « Le Carporama de L.M.A. de Robillard d’Argentelle », Bulletin du Muséum national d’histoire naturelle. 4e série, Miscellanea, Paris, vol. 1,‎ 1979, p. 117-149
Monique Keraudren-Aymonin et Gérard-Guy Aymonin, « Une œuvre scientifique et artistique unique : le Carporama de L.M.A. de Robillard d’Argentelle », Bulletin de la Société Botanique de France. Lettres Botaniques, vol. 131, nos 4-5,‎ 1984, p. 243-246
Isid. L….N, « Carporama : Exposition des fruits et plantes des tropiques », Revue des Deux Mondes, vol. 1,‎ 1830, p. 523-524

Extrait du Petit écho de la mode de 1936

Extrait de « Le jardin des pamplemousses », Alix, Le Petit écho de la mode, Vol XLVII, n° 38, 19 septembre 1926, p.3.
Source : Gallica [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k32147445/f3.item.r=robillard%20d’argentelle.zoom]

Extrait du Journal des Artistes et des amateurs de 1830

« Carporama », Journal des artistes et des amateurs, vol. 4e année, no III, 1er volume,‎ 17 janvier 1830, p. 55-57.
Source : Gallica [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5411813x/f15.item.r=robillard%20d’argentelle]

Extrait de Le Cultivateur, journal des progrès agricoles, de 1830.

« Botanique : Exposition du Carporama », Le Cultivateur, Journal des progrès agricoles, vol. 3, no août,‎ 1830, p. 94-95.
Source : Google books [https://books.google.be/books id=WKRdt_30vA0C&pg=PA94#v=onepage&q&f=false]

Modèles en tissu

+ TESSIER, Florence. « Les herbiers artificiels de Marie Fortier : un type méconnu de modèles botaniques » In : Transmission et circulation des savoirs scientifiques et techniques, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2020.

* il faut citer aussi, pour leur fonction didactique, les herbiers et plus avant encore, les jardins des simples de l’antiquité et du moyen âge. 

Les plantes médicinales qui y poussaient nous mènent tout droit à la « théorie de la signature », citée ici parce qu’elle témoigne d’une relation spécifique au vivant. Ainsi nommée par le médecin suisse Paracelse (1493-1541), la théorie de la signature attribue des propriétés thérapeutiques aux plantes, qui en tirent souvent leur nom, en fonction de leur forme, de leur aspect ou de leur couleur. Les exemples sont extrêmement nombreux, de valeurs très diverses, plus ou moins justifiées par les approches et les théories dont ils émanent. Parmi les plus emblématiques on trouve, la pulmonaire officinale (Pulmonaria officinalis), en raison de l’aspect de ses feuilles, est utilisée pour soigner les affections pulmonaires ; la vipérine commune (Echium vulgare), était utilisée en cas de morsure de vipère, en raison de la forme en v de ses graines qui peuvent rappeler une tête de vipère ; la pimprenelle (Sanguisorba officinalis) aurait des propriétés hémostatiques en raison de sa couleur rouge. 
Très répandue au XVIe siècle, elle est contestée dès le XVIIe siècle et totalement abandonnée par les savant du siècle des Lumières. 
Cette lecture anthropomorphique des plantes prête évidemment à sourire aujourd’hui, tout comme on s’amusera avec plaisir de celle de Bernardin de Saint Pierre dans son Étude de la nature (1853), elle témoigne cependant de quelque chose que nous avons perdu, d’une relation intime et magique, dont la présence ne se manifeste plus guère que par la couleur des emballages dans lesquels elle est encapsulée, bleu clair pour les tranquillisants, rouge ou jaune vif pour les stimulants, marron pour les laxatifs…*

*J’ai conservé (mais pas vérifié) cette information, dont la source est l’article de Wikipédia consacré en français à la théorie de la signature, qui, quel que soit son degré de fiabilité, sert bien l’idée exprimée. 

Bernardin de Saint-Pierre, Étude de la nature, 1853, p.333-334
Source : Gallica [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9690519k.r=%C3%89tudes%20de%20la%20nature%20%20Bernardin%20de%20Saint-Pierre?rk=21459;2]

Deux caractéristiques déterminantes des modèles botaniques de Brendel permettent de préciser notre réflexion sur le biomorphisme : le fait qu’ils soient démontables et celui qu’ils agrandissent leur référent. 

Leur « démontabilité » nous renvoie à une vision mécanisée du biomorphisme, parfaitement illustrée par le terme de « bionique » utilisé par Papanek dans l’un des chapitres de son livre Design pour un monde réel. Il en inverse cependant les termes : si dans le modèle de Brendel on peut dire que la technique est au service de la nature (même s’il faut se souvenir que c’est en fait au service de l’agriculture intensive), pour Papanek, la nature se met entièrement au service de la technique. Dans ce chapitre, il évoque toute une série d’inventions techniques plus ou moins convaincantes, qui existent déjà ou encore prospectives, directement issues de formes ou de propriétés physiques de plantes ou d’animaux. Il nous raconte par exemple comment les missiles air-air sont inspirés d’un organe très sensible à la température situé sur la tête des crotales ; comment le radar et le sonar sont similaires au système de localisation de l’écho des chauves-souris ; comment certains indicateurs de vitesse des avions empruntent aux yeux des coléoptères ; comment les hélicoptères pourraient se perfectionner en s’inspirant du vol de la libellule ; comment on pourrait éteindre plus facilement des incendies en reproduisant les trajectoires de vol des graines d’érable ; comment la nielle commune est à l’origine du velcro, comment la cosse de petit pois ferait un bon modèle d’emballage de suppositoires, ou comment le lichen pourrait avantageusement remplacer la peinture sur les murs de nos intérieurs. 

Comment le « démontage » d’un chaton de saule permet de le « remonter » sous forme d’un objet technique simple et efficace. Extrait de Victor Papanek, Design pour un monde réel, p.276-277.

Ce chapitre illustre très bien une certaine conception du biomorphisme, celle d’une relation à sens unique, une relation d’imitation, une relation d’usage, au service des grands projets technologiques de l’humanité. 
Mais comme les modèles de Brendel, (et comme beaucoup d’autres ouvrages certes), l’ouvrage de Papanek est un rescapé et doit aujourd’hui faire l’objet d’une lecture actualisée. Controversé à sa sortie en 1970, ce livre qui a appelé sans effet à reconnaître la responsabilité sociale du designer dans la crise qui était celle de son temps (et qui est encore en grande partie la nôtre), est célébrée depuis quelques années comme l’ouvrage fondateur d’un design éthique et écologique. Le biomorphisme était, selon son auteur, un agent du changement autant d’un acteur de l’avenir : « Si la révolution industrielle nous a apporté l’ère mécanique (technologie statique des éléments mobiles), si les soixante dernières années ont abouti à l’ère technologique (technologie dynamique des éléments en fonctionnement), nous arrivons maintenant à l’ère biomorphique (technologie évolutive permettant les imitations évolutives. »

Les modèles botaniques de Brendel sont agrandis entre 8 et 40 fois. Ils sont en cela les rejetons des progrès de leur temps et peut-être de ceux de la photomicrographie réalisés à la même époque.

+ Carole Troufléau, La légende d’Auguste Bertsch, infortunes de la microphotographie, Études photographiques, mai 2002. 

C’est précisément cet agrandissement qui fait tout l’attrait des modèles botaniques de Brendel et qui est en grande partie à l’origine de leur succès esthétique. En nous permettant de voir ce que l’on ne peut autrement pas voir, ou de saisir dans son ensemble cette familière étrangeté due au changement d’échelle, elle offre au regard une fleur dénaturée, ouverte à d’autres destins. 

Cela nous renvoie à la trajectoire des photographies d’un autre « agrandisseur », Karl Blossfeldt, connu dans le monde de l’art pour ses photographies de détails de plantes, qui, avant d’être annexées au mouvement de la Neue Sachlichkeit, n’étaient au départ que de simples outils pédagogiques destinés à rendre visible à ses élèves et au public de ses conférences la structure des végétaux qui constituait selon lui « leur plus haute forme artistique née de leur fonction». 

Ce parallèle est d’autant plus saisissant qu’il se double de deux autres similitudes : l’échelle d’agrandissement des plantes — le procédé photographique de Karl Blossfeldt permettait d’agrandir les plantes de 12 à 40 fois — ; et la nature des plantes photographiées — Blossfeldt délaissait les plantes exotiques ou les plantes d’ornementation qu’il jugeait trop compliquées au profit des plantes communes qui poussent toutes seules dans les talus, les fossés et les terrains vagues de Berlin, bref, toutes celles que, précisément, nous ne regardons pas.

D’abord remarqué par le galeriste berlinois Karl Nierendorf grâce à qui il expose pour la première fois et publie son livre Unformen der Kunst en 1928, c’est Lázlò Moholy-Nagy qui, en l’exposant dans l’exposition phare Film und Foto organisée à Stuttgart en 1929, activera son destin artistique plus de 32 ans après la publication de ses premières photographies. 
+ Hans Christian Adam, Karl Blossfeldt, 1865-1932 : the complete published work, Taschen, 2014
+ Jean-Louis Hess, « Karl Blossfeldt ou le végétal comme modèle de la photographie documentaire », p.85-91, In Inès Cazalas, Marik Froidefond, Le modèle végétal dans l’imaginaire contemporain, Presses universitaires de Strasbourg, 2014. 

C’est, dit-on, une fleur minuscule dans une nature morte de Fantin-Latour qui donne l’idée à Georgia O’Keeffe d’agrandir les fleurs dans les tableaux auxquels elle travaille depuis 1918. 

« Une fleur — dit-elle — est quelque chose de relativement petit. Une fleur, l’idée de fleur, cela parle à tout le monde (…) pourtant, d’une certaine façon, personne ne voit, ne voit vraiment, une fleur — c’est si petit — et puis, on n’a pas le temps et voir prend du temps, comme l’amitié prend du temps. (…) Alors je me suis dit, je vais peindre ce que je vois, ce que la fleur signifie pour moi. Mais je vais peindre en grand et les gens seront aussi surpris qu’ils prendront le temps de la regarder — même les new yorkais si occupés prendront le temps de voir ce que je vois dans les fleurs. »
Elle dit ailleurs : 
« La grande fleur blanche au cœur jaune représente ce que j’ai à dire sur le blanc — et qui n’a plus rien à voir avec ce que le blanc signifiait pour moi auparavant. Je ne saurais dire ce qui se passe d’abord, de la fleur ou de la couleur blanche. Mais ce que je sais c’est que si la fleur est si grande c’est pour vous faire part de mon expérience de la fleur — et qu’est-elle, cette expérience, si ce n’est celle de la couleur ? »

Une autre (et dernière) fleur surdimensionnée, celle du tableau de Martin Johnson Heade, Orchidées et oiseau-mouche, peint entre 1875 et 1883, et donc contemporain de la fabrication et de l’essor des modèles botaniques, peut nous mettre sur la piste. C’est Estelle Zhong Mengual qui fait l’analyse de cette fleur dans Apprendre à voir, Le point de vue du vivant.

Ce qui m’intéresse ici, c’est que l’agrandissement fait l’objet d’une autre interprétation, que l’on pourrait peut-être appliquer au devenir biomorphique des modèles de Brendel. Dans son analyse, elle réfute l’analyse commune de ce tableau qui le situe quelque part entre la nature morte et la peinture de paysage, interprétation qui témoigne bien de la crise de la sensibilité au vivant propre à la modernité. Son hypothèse est que la fleur et le colibri ne sont pas les éléments d’une « nature morte », mais les personnages vivants d’une scène de genre, galante en l’occurence, puisqu’il s’agit du moment qui précède la pollinisation. « Quand nous apprécions ce tableau, nous l’apprécions en tant que vivants. Cette fleur séduit l’oeil de l’oiseau comme celui du regardeur. Ce tableau nous fait faire l’expérience d’un commun avec le vivant, et d’un commun inattendu qui n’est pas celui des besoins primaires — se nourrir, s’abriter, se reproduire : nous partageons un même goût esthétique avec les autres vivants que sont les pollinisateurs. (…) C’est la relation mutualiste multimillénaire entre pollinisateurs et fleurs qui a crée ce que nous appelons, nous humains, la beauté des fleurs. Si elle n’avaient pas eu à attirer insectes et oiseaux, les fleurs auraient été bien plus ternes bien moins surabondantes en formes inventives et couleurs chatoyantes. » (p. 202) 

Agrandies, la relation avec les fleurs s’augmente d’une tension, et nous renvoie leur propre regard qui fabrique ce « commun », comme terme d’une relation renouvelée au vivant en dehors de toute mièvrerie, fascination ou culpabilité. 


1. Graziana Fiorini, Luana Maekawa et Peter Stiberc, « Save the Plants: Conservation of Anatomical Botany Models », The Book and Paper Group Annual, vol. 27, 2008, p. 25-45.

2. Tim Ingold, Faire — Anthropologie, archéologie, art et architecture, Éditions Dehors, 2017, p. 73.

3. Florence Tessier, « Modèles botaniques, modèles scientifiques entre art et sciences », Art et sciences, n°3, Vol.4, ISTE Open Science, 2020

4. Anne-Marie Bogaert-Damin, Voyage au cœur des fleurs: modèles botaniques et flores d’Europe au XIXe siècle, Namur, Belgique, Presses universitaires de Namur, 2007

5. Les détails du procédé de fabrication figurent dans la Thèse pour le Doctorat vétérinaire de Nicolas Chanal, L’Anatomie clastique de Louis Auzoux, une entreprise au XIXe siècle, 2014

6. Ann B. Schteir, « Fac-similes of Nature, Victorian Wax Flower Modelling », Victorian Literature and Culture, Vol.35, n°2, 2007, p.649-661.


Bibliographie

Hans-Christian Adam, Karl Blossfeldt, 1865-1932 : the complete published work, Taschen, 2014
George Bataille, Le langage des fleurs, Documents, n°3, 1929
Bernardin de Saint-Pierre, Étude de la nature, Librairie de Firmin Didot Frères, 1853
Anne-Marie Bogaert-Damin, Voyage au coeur des fleurs : Modèles botaniques et flores d’Europe au XIXe siècle, Namur, Presses universitaires de Namur, 2007.
Nicolas Chanal, L’Anatomie clastique de Louis Auzoux, une entreprise au XIXe siècle, Thèse pour le Doctorat vétérinaire, 2014
Christophe Degueurce, Corps de papier : l’anatomie en papier mâché du docteur Auzoux, Paris, La
Martinière, 2012.
Johann-Günther Egginger, Belles plantes ! Modèles en papier mâché du Dr Auzoux, Réseau Canopé,
2018. Ouvrage publié à l’occasion de l’exposition du même nom au Musée national de l’Éducation,
Rouen, du 25 mai 2018 au 25 février 2019.
Graziana Fiorini, Luana Maekawa et Peter Stiberc, « La “Collezione Brendel” di Modelli di Fiori ed Altri Organi Vegetali del Dipartimento di Biologia Vegetale dell Università degli Studi di Firenze », Museologia scientifica, janvier 2005, vol. 22, p. 249‑273.
Jean-Louis Hess, « Karl Blossfeldt ou le végétal comme modèle de la photographie documentaire », p.85-91, In Inès Cazalas, Marik Froidefond, Le modèle végétal dans l’imaginaire contemporain, Presses universitaires de Strasbourg, 2014. 
Victor Papanek, Design pour un monde réel, Les Presses du réel, 2021 (1971).
Richard Evans Schultes, William A. Davis et Hillel S. Burger, The glass flowers at Harvard, Botanical Museum of Harvard University, 1992.
Ann B. Schteir, « Fac-similes of Nature, Victorian Wax Flower Modelling », Victorian Literature and Culture, Vol.35, n°2, 2007, p.649-661.
Florence Tessier, « Modèles botaniques, modèles scientifiques entre art et sciences », Art et sciences, n°3, Vol.4, ISTE Open Science, 2020
Carole Troufléau, La légende d’Auguste Bertsch, infortunes de la microphotographie, Études photographiques, mai 2002. 
Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir, Le point de vue du vivant, Actes sud, 2021

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