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Andrea Branzi, « L’Abolition de l’école », Radical note 4., 1973.

Titre original : « L'abolizione della scuola », Casabella n°373, janvier 1973.

L’abolition de l’école est la seule Radical Note à prendre la forme d’un compte-rendu de lecture. En convoquant l’ouvrage d’Illich « Une société sans école » Andrea Branzi répond finalement à sa propre injonction posée aux mouvements d’avant-garde dans la première Radical Note : « trouver en dehors de soi-même des phénomènes similaires et des lois structurelles auxquelles se référer. ». 
Mais se référer à un ouvrage qui traite d’éducation n’est évidemment pas chose fortuite. Au delà du fait que le mouvement d’architecture radicale s’origine dans la critique de l’enseignement alors dispensé dans les écoles d’architecture, ce par quoi se conclut ce même mouvement, très peu de temps après la parution du livre d’Illich, est — précisément — une forme alternative d’enseignement qui porte le nom de Global Tools. Entre les deux, Archizoom participe à un concours pour l’Université de Florence en mai 1970. Dans ce projet, qui préfigure celui de la no-stop city, Archizoom ne cherche pas à renouveler le bâti universitaire pour en améliorer le fonctionnement, ou du moins les conditions de vie en son sein, mais « liquident » l’institution scolaire en liquidant son architecture même. 

Une société sans école est un pamphlet d’Ivan Illich paru en 1971 sous le titre original Deschooling society que l’on pourrait aussi traduire par « déscolariser la société » (déscolariser est un terme employé par Illich), ce qui serait moins neutralisant et plus fidèle à l’esprit du livre qui est une critique qui cherche à agir sur les institutions de la société industrielle plutôt que la projection d’une alternative possible. Quoique son titre puisse laisser croire, cette critique n’est pas, dans son époque, la pensée isolée d’un excentrique déconnecté (même si elle n’est pas le modèle dominant, cela va de soi) puisque ce livre est le fruit d’une série de séminaires sur l’école et l’éducation organisés par Illich au CIDOC (Centre inter culturel de documentation de Cuernavaca) depuis 1967, auxquels participent la plupart des grands penseurs du sujet du moment (Paulo Freire, Peter Berger, José Maria Bulnes, Joseph Fitzpatrick, John Holt, Angel Quintero, Layman Allen, Fred Goodman, Gerhard Ladner, Didier Piveteau, Joel Spring, Augusto Salazar Bondy, Denis Sullivan). Ce livre a d’ailleurs un compagnon d’armes moins connu, celui d’Everett Reimer (ami d’Illich rencontré à l’Université de Porto Rico en 1956 et à qui il reconnaît devoir son intérêt pour le sujet) dont le titre non moins provocateur est La mort de l’école. Solutions de rechange, qui paraît deux ans plus tard, suite aux mêmes séminaires. 

Une stratégie à long terme.

Dans la démarche qui consiste à identifier des contributions techniques au processus de clarification des objectifs et des thèmes de l’architecture radicale, le livre d’Ivan Illich Une Société sans école*, se place sur la piste de la démystification progressive de la culture et de son rôle social, et par conséquent, de toutes ses structures formelles et physiques. 
La critique d’Illich s’inscrit dans un champ disciplinaire précis, celui de l’école, mais comme il le déclare lui-même en préambule, le choix d’un tel champ n’est qu’un instrument, non pas tant parce qu’une critique idéologique (et donc générale) en est faite, et encore moins parce que l’école représente le secteur le plus emblématique des contradictions du système, mais plutôt parce que ce type d’analyse peut s’appliquer indifféremment à d’autres secteurs et à d’autres structures avec des résultats identiques : l’armée, la famille, le travail, etc. 
Et la ville, ajoutons-nous. 
Ivan Illich effectue une observation préalable très précise : dans la société actuelle, tout ce qui a autrefois contribué à la réalisation d’une fin a fini par prendre le dessus sur la fin elle-même, en lui substituant une structure bureaucratique. Dans le cas de l’école, il est clair qu’elle a remplacé « la culture comme fin » par la « la culture » elle-même, rejetant tout ce qui ne passe pas officiellement par elle. Dans le cas de la ville, on peut retrouver le même processus d’involution selon lequel, si la ville est née au nom d’un besoin de « civilisation », elle a fini par devenir « la civilisation », s’érigeant ainsi comme une fin en soi close sur elle-même que la société devrait s’efforcer de réaliser. 
Ivan Illich ne fait pas l’erreur, trop fréquente, d’envisager une « meilleure » école, c’est-à-dire d’essayer de trouver des alternatives à l’école actuelle, mais s’en tient à une analyse strictement technique. Il observe en effet que c’est sur le plan même des objectifs qu’elle s’est fixés que l’école ne fonctionne pas. Elle n’éduque pas, dans le sens où la formation des jeunes ne s’effectue pas à l’école, mais ailleurs, dans des temps et des lieux qui ne sont pas contrôlés par l’institution scolaire ; elle ne prépare à aucune compétence technique avec le capital engagé et le temps qu’elle utilise : tous les programmes destinés à améliorer son fonctionnement ont rapidement échoués, non pas tant en raison de leur faiblesse ou d’erreurs, mais parce que l’école est un organisme qui ne peut plus être amélioré.

De plus, l’hypothèse d’une école ouverte à tous les jeunes de toutes les classes sociales est une utopie technique, et non politique, qui reste absolument hors d’atteinte. Les efforts déployés aux États-Unis ces dernières années en sont la preuve. 
Toutes ces observations pourraient être directement appliquées à la ville, pour souligner l’impossibilité technique, et non politique, de dépasser une limite fonctionnelle qui, au-delà d’un certain niveau, ne peut objectivement pas être améliorée. La bataille pour « améliorer » les villes actuelles a pour limite d’agir sur un corps rempli de contradictions structurelles plus que sociales, qu’aucun équilibre nouveau ne parviendrait à régénérer, un corps trop vieux pour intégrer une vision un tant soit peu nouvelle de vivre et d’habiter. 
La conclusion d’Ivan Illich est que l’école ne remplit aujourd’hui que la fonction de structure de soutien au modèle social consumériste, et que son véritable objectif est de « garder » les enfants pendant un certain nombre d’années. La fonction de l’école en tant que telle est par conséquent toujours et seulement négative, elle agit, dans toute société, indépendamment des valeurs et des buts qu’elle s’était fixés. 
De l’école, comme de la prison, on n’obtiendra jamais rien de bon : tous ceux qui croient qu’il existera un jour des écoles où l’on apprend à faire la révolution n’ont pas conscience de cette réalité. C’est pareil pour la ville qui donne une forme fonctionnelle à une société au moment où elle se transforme, et se pose immédiatement comme patrimoine culturel et symbolique immuable : la ville ne pourra jamais être une arme révolutionnaire autrement que par ses propres échecs (les barricades). 
Ivan Illich ne propose pas pour autant un retour à l’ignorance générale, pas plus que nous ne proposons un retour à l’âge des cavernes, mais un système différent de culture individuelle spontanée, inventif au sein de la société elle-même plutôt que dans l’école, plus efficace aujourd’hui pour préciser, comme le dit Illich, les « objectifs individuels qui peuvent favoriser l’avènement d’un âge du temps libre (scholé) par opposition à une économie dominée par les industries de service ». Finalement, le but ultime d’une critique radicale des institutions, scolaires et urbaines, n’est pas d’en faire les instruments d’une révolution mais de les mettre entre les mains des hommes pour qu’ils avancent résolument vers la libération du travail. 

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