Titre original : « Rock e revoluzione », Casabella n°374, février 1973.
Rock et révolution
Toutes les analyses de l’histoire de l’évolution du costume dans les années 60, reviennent unanimement sur un phénomène dans lequel elles reconnaissent l’amorce d’un processus en chaîne, qui n’a depuis pas cessé de s’amplifier.
Ce présage des tempêtes à venir fut le rock and roll du roi de Memphis, le grand Elvis Presley.
Ce dernier, et tous les phénomènes qui l’ont suivi, des Beatles à Bob Dylan, du pop art à l’underground, sont généralement traités par les historiens comme une sorte « d’histoire parallèle » à d’autres phénomènes considérés comme autonomes et de nature strictement sociale, comme les mouvements de protestation de la jeunesse, mai 68, les mouvements extra-parlementaires, les grandes grèves, etc.
Ces phénomènes, précisément parce qu’ils émergent des « contradictions structurelles » du système social, semblent avoir une logique autonome libre de toute influence culturelle, et encore moins musicale.
Cela est vrai jusqu’à un certain point.
Il est vrai que la lutte politique n’est pas un fait culturel, comme il est vrai que ce ne sont pas les intellectuels, mais l’économie, qui détermine les grands événements historiques. Mais il est tout aussi vrai qu’il existe, entre ces phénomènes (Elvis Presley, Mai 68), un lien de nature particulière, non pas de cause à effet mais que je qualifierais plutôt de nature psycho-physique. Je m’explique.
Les contradictions du système sont permanentes et il y a toujours eu des milliers de raisons de se rebeller, nous les connaissons tous et les vivons tous continuellement. Et pourtant de longues années se passent sans une voix ou un mouvement de protestation sociale : personne n’a la force de bouger, de briser les cadres de comportements que la morale et l’esthétique construisent autour de nous, et nous prédisposent à la passivité.
C’est à ce niveau qu’agissent des phénomènes de masse comme le rock and roll ou les cuisses à l’air de Mary Quant : le déchaînement d’activités psychomotrices comme la danse pop ou le sexe, comme base d’une communication spontanée, crée, dans la société ou dans une partie d’entre elle, une nouvelle liberté de jugement et de mouvement, et donc une nouvelle charge politique qui mène à la destruction d’un équilibre artificiel basé sur l’inhibition.
Ces phénomènes de consommation de masse qui influencent si profondément son évolution vers l’auto-détermination, n’offrent pas au consommateur un modèle culturel à atteindre, ne possèdent aucun message idéologique codé, mais lui font faire des actions, des mouvements et des activités qui sont thérapeutiques en elles-mêmes. C’est exactement dans ce sens que va l’avant-garde : elle radicalise la composante primaire des phénomènes culturels, qui est toujours spontanée et qui tend à réduire à néant toutes les technologies et les codes de lecture formels.
De plus, parce qu’elle est un medium international homogène, la musique devient le dénominateur commun de nombreux autres phénomènes de natures différentes. Les liens directs entre la musique pop et les mouvements d’avant-garde sont toujours restés sur ce niveau de référence. La seule exception, je pense, est le groupe florentin 9999 (Fiumi, Galli, Caldini et Birelli) qui tient depuis quatre ans le Space Electronic, une grosse boîte de nuit* où se sont produites les plus grandes stars internationales de la pop musique, à qui le groupe sert aussi souvent d’impressario. Leur relation à cet univers particulier est très saine : ils ne se posent pas en missionnaires plaintifs d’une croisade pour la musique moderne parce qu’ils ont compris que cette musique ne possède aucun message codé et qu’elle n’a d’importance que pour ceux qui la jouent et ceux qui la dansent. En réalité, la seule aspiration culturelle théorisée de façon cohérente par ce groupe est d’arrêter de travailler pour se consacrer entièrement à vivre : une aspiration d’une grande importance et d’une grande maturité, que les intellectuels n’ont pas le courage d’admettre, préférant camoufler leur oisiveté derrière une sorte bien-être bourgeois au lieu d’en faire une révolte radicale, au prix de grands risques personnels, contre le travail.
Le choix effectué par le groupe 9999 est précis : gérer leur propre culture à titre privé, sans la déléguer à des structures institutionnelles. Pour cela, ils doivent entrer à l’intérieur des choses, pour les travailler de leurs mains, avec une modestie artisanale dénuée de toute ambition managériale. Ils ont par exemple réalisé un livre sur leur propre travail, édité à 500 exemplaires, dont la couverture est en cuivre embossé à la main. Le résultat de six mois de labeur.
* Andrea Branzi n'évoque pas, dans sa chronique, les autres discothèques créées ou aménagées par d'autres membres ou groupes du design radical. Et ils sont nombreux, si bien que la "boîte de nuit" passerait presque pour un exercice imposé du programme radical. En plus du Space Electronic, on trouve :
Le Piper club, Rome, 1965 (Giancarlo et Pinini Capolei, Claudio Cintoli).
Le Piper Pluriclub (ou La fine del mondo), Turin, 1966 (Pietro Derossi, Giorgio Ceretti, Riccardo Rosso).
L'altro Mondo, Rimini, 1967 (Pietro Derossi, Giorgio Ceretti, Riccardo Rosso).
Mach 2, Florence (Superstudio).
Bang Bang, Milan, 1968 (Aldo Jacober, Ugo La Pietra, Paolo Rizzato)
Bamba Issa, Forte dei Marmi, 1969, (UFO).
Il y a d'abord le premier "Piper" à Rome en 1965, qui fait figure de précurseur et de modèle, bien que ses fondateurs et architectes n'entretiennent pas de filiation directe avec le design radical. Il est fondé par Alberigo Crocetta avocat et producteur de musique, avec l'aide de deux amis, Giancarlo Bornigia, concessionnaire automobile et Alessandro Diotallevi, importateur de viande. Les architectes Giancarlo et Pinini Capolei et l'artiste Claudio Cintoli conçoivent l'espace du lieu. L'association de ces protagonistes est en elle-même étonnante et témoigne de la liberté de ton et d'action dont a, dès le départ, été irrigué le projet. La commande d'Alberigo Crocetta était celle d'un « gigantesque "flipper", exclusivement conçu pour les jeunes et réalisable avec un budget limité » (https://archive.ica.art/bulletin/radical-disco-1965-piper-club-experience/index.html). Associée à une programmation ambitieuse (Les Rolling Stones, Genesis, Jimi Hendrix, Pink Floyd, The Rokes, The Who, Sly and The Family Stone, Nino Ferrer, Patrick Samson, Duke Ellington...), et adossée à la déclaration explicite de s'émanciper du carcan des règles morales, le lieu rencontre un succès foudroyant.
Ce succès est sans doute à l'origine du premier lien direct qui s'opère entre la boîte de nuit et le design radical. En 1966, Leonardo Savioli, professeur à l'École d'architecture de l'université de Florence, fait travailler ses étudiants sur le "piper" — terme qui, sous l'influence de celui de Rome, avait fini par désigner de façon générique une nouvelle génération de discothèque en Italie — dans le cadre d'un enseignement qui s'intéresse à ce qu'il appelle « les espaces d'implications » (« spazio di coinvolgimento »). Cette notion fera l'objet d'un article dans Casabella n° 326 (1968). Parmi les étudiants participant au cours se trouvent les futurs fondateurs du groupe 9999, de Superstudio [voir le travail effectué par Alessandro Poli dans ce cadre], UFO, et Zzigurat. Adolfo Natalini et Paolo Deganello, respectivement futurs membres des groupes Superstudio et Archizoom assistent Savioli et Pietro Derossi, futur membre du groupe Strum, participe au projet en tant que critique extérieur.
« La recherche de flexibilité spatiale était au cœur de l’intérêt de Savioli pour les Piper. Les étudiants étaient, à cette époque, très informés des développements de la culture pop anglaise, et notamment de la production de leurs confrères Archigram. Ils empruntèrent, d’une part, le principe d’utilisation de la technologie comme icône fonctionnelle, esthétique, et force motrice du projet, et d’autre part, une méthode de composition dégagée de la question de l’échelle. Dépaysement, translation de l’échelle, assemblage, montage, décomposition sont les méthodes qui étaient adoptées pour composer des modèles-objets qui se posaient eux-mêmes comme des «objets pop finis», avant même de renvoyer à une possible réalisation concrète. On retrouve dans leurs projets d’études un vocabulaire commun aux architectes pop anglais constitué de structures réticulaires, coques subtiles, membranes et volumes
pneumatiques.
Très peu de temps après cette année de recherche à l’université, certains des participants au cours ont été amenés à répondre à de véritables commandes de night-clubs dans différentes villes d’Italie. »
Carlotta Darò, « Night-clubs et discothèques : visions d’architecture », Intermédialités n°14, automne 2009, Presses de l'Université de Montréal. [Bibliothèque PDF]
Parmi ceux-là, le Piper pluriclub de Turin et L'Altro Mondo de Rimini feront l'objet d'un article de Tommasso Trini, publié dans la revue Domus en 1968 intitulé « Divertimentifici ».
« Les deux clubs étaient conçus sur le principe d’une boîte conteneur d’ambiances changeantes et modulables en fonction des nécessités, qui pouvaient aller de la clientèle à la programmation offerte. Dans un espace rectangulaire, le volume pouvait être plusieurs fois modifiable grâce à la présence d’équipements mobiles. Les chaises, les cimaises, les tours de soutien d’équipements techniques étaient toutes posées sur des roues et, au besoin, déplacées. Au lieu de proposer des espaces fixes, ces lieux étaient pensés comme des « machines sonores », comme on les avait dénommés. Du théâtre à l’exposition d’art, en passant par le concert et la «disco », ces espaces accueillaient différents types d’événements. Du beat au hippy, cette architecture, aussi définie comme « swinging » (sic), répondait rapidement aux styles et aux modes du moment. »
Carlotta Darò, « Night-clubs et discothèques : visions d’architecture », Intermédialités n°14, automne 2009, Presses de l'Université de Montréal. [Bibliothèque PDF]
Piper Pluriclub, Turin, 1966.
Pietro Derossi, Giorgio Ceretti, Riccardo Rosso
« Après avoir traversé un rideau de plastique mételisé et commandé par une cellule photoelectrique, on accéde à un escalier d'entrée recouvert de coton et situé dans un "tube" en polyvinyle. Le visiteur, en descendant l'escalier, déclenche par son geste, des effets sonores.
Quarante pistes enregistrés se déclenchent sur commande dans une alternance presque infinie de combinaisons, mêlant effets d'actualité, musique électronique, lecture de textes, discours de personnalités, etc. Tout a été conçu et enregistré par Sergio Liberovici. »
« La mezzanine qui relie les deux extrémités de la salle donne accès à la cabine de régie : l'une pour les lumières et les sons, l'autre pour les effets de projection.
Les surfaces au sol peuvent être transformées grâce à un système de parallélépipèdes mobiles qui permettent de créer des mezzanines pour le groupe, des pistes de danse surélevées, des scènes centrales, etc.
Le plafond est traversé par cinq rails de type "Blindo-trolley", équipés chacun de connexions pour microphones, haut-parleurs, lumières et dispositifs de projection (diapositives et films). »
Suspendue à un rail au centre de la pièce, une machine, conçue par Bruno Munari, projetait des effets de lumière sur les murs. Sur toutes les parois, se trouvaient des rails accrochés à différentes hauteurs sur lesquels divers objets et mobiliers (tableaux, sculptures, vitrines) pouvaient être accrochés.
Les sièges coques en fibre de verre stratifiée, appelés plus tard Piper Chairs, étaient montés sur un cube de bois, traversés par une bande reprenant la couleur de l'assise (bleu clair, rose poudré, vert mai et orange cadmium). Pas de bar, les boissons étaient délivrées par des distributeurs automatiques intégrés dans des niches spéciales.
L'Altro mondo, Rimini, 1967 (Pietro Derossi, Giorgio Ceretti, Riccardo Rosso).
Bamba Issa, Forte dei Marmi, 1969, (UFO).
Le décor du Bamba Issa fait appel à un tout autre imaginaire que celui des boîtes de nuits précédentes. Situé sur la côte Toscane dans une station balnéaire à la mode, elle manie d'autres codes, plus ludiques et moins urbains que ceux des boîtes de nuits précédentes. On est loin de la référence new yorkaise et de sa fascination technologique puisque son aménagement est inspiré de la bande dessinée des années cinquante Donald et le sablier magique qui entraîne ses héros dans le désert du Sahara, où se trouve l'oasis de No Issa dont seul le sable est capable d'activer les pouvoirs du sablier magique, qui apporte la richesse et la prospérité à son possesseur.
Bang Bang, Milan, 1968 (Ugo La Pietra).
Du Bang Bang de Milan, je sais peu de choses. Il n'apparaît dans les revues ou la documentation que j'ai pu consulter qu'en tant qu'espace connexe à la boutique l'Altre cose, qui semble être le point d'intérêt principal. Les deux espaces — une boutique de vêtements et une boîte de nuit — étaient reliés par une plate forme mobile (le Bang Bang était situé sous la boutique, dans la cave de l'immeuble) et fonctionnaient alternativement le jour et la nuit. Si la renommée du Bang Bang passe avant tout par celle de l'Altre Cose, il est tout de même bon de préciser qu'il a été la première boîte de nuit à Milan.
Les images qui suivent sont celles de l'Altre cose parues dans la revue Domus (n°460, mars 1968).
Ces expériences se recoupent et témoignent toutes d'un même sentiment libératoire et contestataire. Elles ne sont cependant pas homogènes dans le sens où elles impliquent leurs créateurs de manière différente. C'est cet aspect qui différencie fondamentalement le Space Electronic des autres expériences du même type et en fait, aux yeux de Branzi, une exception, car ce lieu a été, pour le groupe 9999, bien plus que l'aménagement de l'espace intérieur d'une discothèque (on sait par exemple que Ugo la Pietra n'allait jamais danser au Bang Bang), mais un véritable espace de vie dans lequel ils ont tenté de réaliser la pensée du design radical, de lui trouver un modèle économique correspondant à une conception du travail désaliéné qui leur a permis d'en vivre de manière autonome pendant quelques années.